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l’universel abattement des cœurs, à cette orageuse et triste époque. Tout le monde sait le prodigieux entraînement qui, dans les premiers siècles du christianisme, précipitait au désert une foule d’ames d’élite atteintes d’un profond dégoût de la vie active et des hommes ; on se rappelle les merveilles de la Thébaïde, ces dures mortifications, ces jeûnes, ces veilles, ces macérations, ce silence ; ces solitaires qui, sous un soleil brûlant, traversaient, pieds nus, le désert, allant chercher au loin dans le fleuve de quoi arroser une branche morte plantée dans le sable, ironie étrange et profonde, puissante et poétique expression de la vanité de la vie ; ces stylites enfin, immobiles sur leurs colonnes solitaires, l’œil fixé sur le ciel dans une muette extase. Mais voici un fait plus caractéristique encore, s’il est possible. Saint Augustin nous raconte qu’il existait de son temps une secte religieuse, celle des circoncellions, enflammée de la plus étrange frénésie dont il y ait jamais eu d’exemple. Ces fanatiques avaient soif du martyre et de la mort. Il leur importait peu de périr par telle ou telle main, pourvu qu’ils périssent. Les uns couraient dans les temples des dieux pour en insulter les statues ; les autres, fureur plus étrange encore, se précipitaient aux lieux où la justice humaine rendait ses arrêts, et forçaient les juges à ordonner leur prompte exécution. Quelques-uns arrêtaient les voyageurs sur les grands chemins, et les forçaient à leur infliger le martyre en leur promettant une récompense s’ils consentaient à les immoler, et en les menaçant de leur donner la mort s’ils leur refusaient ce singulier service. Lorsque toutes ces ressources leur manquaient, ils annonçaient un jour où, en présence de leurs amis et de leurs parens, ils se précipiteraient du haut d’un rocher ; et on montrait plusieurs précipices devenus célèbres par le nombre de ces suicides religieux[1]. Ce qui n’est pas moins curieux à constater, c’est que ces mêmes signes de découragement, ce même mélange d’exaltation et de désespoir, se rencontraient alors du côté des philosophes et de l’ancien monde, aussi bien que du côté des chrétiens et du monde nouveau. La philosophie avait aussi ses suicides et ses circoncellions. Pérégrinus se brûlait aux jeux olympiques sous les yeux de Lucien, qui nous raconte cette étrange scène en en persiflant le héros. Avec ses martyrs volontaires, la philosophie avait ses miracles et ses ascètes. Sans égaler les Pacome et les Macaire, Porphyre écrivait sur l’abstinence et la pratiquait héroïquement ; Plotin rougissait d’avoir un corps.

Jamais la vie humaine n’avait paru plus méprisable et plus stérile ;

  1. Voyez Gibbon, Histoire de la Décadence de l’Empire romain, tom. IV.