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incapable de s’arrêter et de trouver le repos, si ce n’est au sein d’une perfection absolue, d’une beauté sans souillure et sans tache qu’aucun souffle mortel ne saurait ternir, d’une existence qu’aucune limite ne borne, qu’aucune durée ne mesure, qu’aucun espace ne circonscrit ; celui-là, suivant Platon, est le vrai dialecticien.

Qu’on n’aille pas se persuader que la dialectique platonicienne n’est qu’un élan sublime de la pensée ; c’est une méthode scientifique, susceptible d’une application rigoureuse et sévère : c’est au fond la méthode de tous les grands métaphysiciens. Je ne parle pas seulement de Platon et de sa glorieuse famille, les Plotin, les saint Augustin, les saint Anselme, les Malebranche ; je parle aussi des plus sévères génies, des métaphysiciens géomètres, Descartes, Spinoza, Leibnitz ; qui sont tous à leur manière de grands dialecticiens. En ce sens, la dialectique platonicienne est plus qu’une méthode, c’est le génie même du spiritualisme, c’est l’ame de toute vraie philosophie.

On élève contre la dialectique un éternel reproche ; Aristote l’adressait à Platon, Gassendi le renouvelle contre Descartes, Arnauld contre Malebranche : « Vous réalisez des abstractions. » Juger ainsi la méthode platonicienne, c’est mal la comprendre, ou pour mieux dire, c’est n’en voir que l’abus, c’est en méconnaître l’usage et l’essence. Quoi ! chercher en toutes choses le simple, l’éternel, c’est courir après des abstractions vaines ! quoi ! quitter le phénomène pour l’essence, l’individu pour sa loi, le temps pour l’éternité, l’espace pour l’immensité, le contingent et le fini pour l’infini et le nécessaire, c’est quitter le corps pour s’attacher à l’ombre, la réalité pour la chimère ! Quoi ! l’ordre, l’unité, la parfaite justice et la parfaite vérité, ce sont là des êtres de fantaisie ! Et l’infini même, l’être des êtres, que sera-t-il alors, sinon la plus stérile et la plus vide des abstractions ? Étrange philosophie qui, par la crainte de l’abstraction, renonce aux êtres véritables et détruit les plus solides et les plus saintes réalités ! Ces réserves faites, nous conviendrons que, si l’histoire de la philosophie consacre la légitimité de la méthode platonicienne, elle en dévoile aussi les excès. J’en signalerai deux : la dialectique incline au panthéisme, et par une suite très naturelle, elle incline aussi au mysticisme : en sorte que cette même méthode qui fait la force et l’honneur de la pensée humaine peut devenir la cause de ses plus funestes égaremens. Misère, infirmité de l’homme ! Ôtez-lui le sens de l’éternel et du divin, il rampe sur la terre plus vil que les bêtes destinées à y vivre et à y périr ; rendez-lui ce sens sublime, il s’enivre et court aux abîmes.