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qu’on doit surtout rapporter la lenteur de ses progrès durant les dix premières années. Dans la voie de l’économie, comme dans celle du désordre, ce n’est que le premier pas qui coûte. L’épargne attire l’épargne ; celui qui a amassé une fois veut amasser encore. Ce résultat devient de jour en jour plus sensible dans la classe ouvrière ; quelques publicistes commencent même à s’alarmer du succès moral des caisses d’épargne ; en créant la prévoyance dans les masses, elles y ont créé l’égoïsme. On rencontre dans le peuple moins de charité mutuelle qu’autrefois, moins de ce désintéressement et de cette bienveillance fraternelle qui ont fait dire à Béranger : « Vivent les gueux, ils s’aiment entre eux ! » Les gueux ne s’aiment plus guère ; ils commencent à adopter la devise économique de la bourgeoisie : chacun pour soi. Seulement Il est peut-être injuste d’accuser ici une institution du principe même qui l’a fondée ; les caisses d’épargne ne sont pas la cause, mais la suite et l’expression de ce mouvement d’individualisme qui entraîne à cette heure les sociétés. Il est plus facile de déclamer contre cette tendance que de l’arrêter ; nous croyons que les meilleures résistances se briseraient à lutter contre cette force fatale ; il faut accepter ce qui vient du peuple et ce qui vient de Dieu. L’économie a aussi sa grandeur, puisque c’est par elle que la liberté est entrée dans les états-généraux.

Exhorter la classe ouvrière à se former de ses épargnes une réserve pour l’avenir, c’est lui indiquer le chemin, qui a conduit la bourgeoisie, sans secousses et sans spoliations, au rachat de ses droits politiques. La même cause produirait, dans un temps donné, les mêmes effets chez cette portion inférieure du peuple qui a vainement tenté d’améliorer son sort par les soulèvemens de la force. Un vaste système d’épargne, suivi avec courage, amènerait, sans bouleversemens, ce grand résultat vers lequel marchait un instinct aveugle et stérile de destruction : transformer peu à peu l’ouvrier en artisan, le prolétaire en propriétaire de ses instrumens de travail. Or, la propriété se forme, dans les classes pauvres, du travail qui acquiert, de l’économie qui conserve, et de la prévoyance qui place à intérêt les fruits de l’économie. Le gouvernement, loin de s’effrayer de ce progrès, doit tendre lui-même à l’accomplir. La force et la durée d’un état ne s’établissent que sur la prospérité de tous : à la providence ancienne, qui laissait l’homme dans l’incertitude de ses voies, doit succéder maintenant une providence sociale, dont la main active et visible s’étende à toutes les existences rassurées. Plus que toute autre institution, la caisse d’épargne nous semble de nature à créer dans les familles les habitudes d’ordre et de confiance