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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

Allons-nous-en. Ce château n’a pas été bâti pour nous ; nous y dormirions d’un mauvais sommeil, et, crois-moi, c’est déjà trop pour nous de ne manquer de rien, tandis qu’il y a des La Seiglière dans la peine. Viens, retournons à notre ferme. C’est là que ton père est mort, c’est là qu’est né ton fils ; c’est là que nous avons vécu heureux. Continuons d’y vivre simplement ; les honnêtes gens nous en sauront gré, les envieux nous respecteront, et Dieu, en voyant que nous jouissons de nos richesses avec modestie, nous regardera sans colère et bénira nos champs et notre enfant.

Ainsi parla la fermière, car elle avait le cœur haut placé, et, quoique sans éducation première, était femme d’un sens droit et d’un jugement sain. Voyant que son mari l’écoutait d’un air pensif et paraissait près de céder, elle redoubla d’insistances ; mais Stamply triompha bientôt de l’émotion qu’il n’avait pu réprimer d’abord. Il avait reçu quelque instruction, s’était frotté aux idées nouvelles, et, bien qu’il gardât pour le marquis de La Seiglière moins encore que pour la marquise un reste de respect et même de reconnaissance, à mesure qu’il s’était enrichi, les instincts de la propriété l’avaient gagné peu à peu et avaient fini, dans les derniers temps, par l’envahir et par l’absorber. D’ailleurs il avait un enfant, et les enfans sont toujours un merveilleux prétexte pour encourager et pour légitimer dans les familles les excès de l’égoïsme et les abus de l’intérêt personnel.

— Tout cela est bel et bon, dit-il à son tour ; mais un château est fait pour qu’on l’habite, et j’imagine que nous n’avons pas acheté celui-ci pour y parquer nos bœufs et nos moutons. Si nos maîtres ont quitté le pays, ce n’est pas notre faute ; ce n’est pas nous qui avons mis leurs personnes hors la loi et leurs biens sous le séquestre. Ces biens, nous ne les avons pas dérobés ; nous ne les tenons que de notre travail et de la nation. Il n’y a plus de maîtres ; les titres sont abolis, tous les Français sont égaux et libres, et je ne sais pas pourquoi les Stamply dormiraient ici moins bien que n’y dormaient les La Seiglière.

— Tais-toi, Stamply, tais-toi, s’écria la fermière ; respecte le malheur, n’outrage pas la famille qui de tout temps a nourri la tienne.

— Je n’outrage personne, reprit Stamply un peu confus ; je dis seulement que, lors même que nous continuerions de vivre à la ferme, cela ne changerait rien à la question ; je ne vois guère ici que les rats qui s’en trouveraient plus à l’aise. Nous ne sommes que des paysans, c’est vrai : notre éducation et notre position sont en désaccord, j’en conviens ; mais, si nous en souffrons, nous devons veiller à ce que notre