Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/681

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
675
MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

menant grand train, faisant du bien à ses paysans, sans préjudice de ses privilèges, quand tout d’un coup le sol tressaillit, et l’on entendit comme un grondement sourd pareil au bruit de la mer que va soulever la tempête. C’était le prélude du grand orage qui allait ébranler le monde. Le marquis de La Seiglière n’en fut point troublé et s’en émut à peine ; il était de ces esprits étourdis et charmans qui n’ayant rien vu ni rien compris de ce qui se passait autour d’eux, se laissèrent surprendre par le flot révolutionnaire, comme des enfans par la marée montante. Soit qu’il courut le cerf dans ses bois de haute futaie, soit qu’assis mollement sur les coussins de sa voiture, près de sa jeune et belle épouse, il se sentit entraîné au galop de ses chevaux, à l’ombre de ses arbres, sur le sable de ses allées ; soit qu’il réunît à sa table somptueuse les gentilshommes ses voisins, soit que du haut de son balcon, il contemplât avec orgueil ses prés, ses champs de blé, ses forêts, ses fermes et ses troupeaux ; de quelque point de vue qu’il envisageât la question politique et sociale, l’ordre présent lui paraissait si parfaitement organisé, qu’il n’admettait pas qu’on pût s’occuper sérieusement de mettre rien de mieux à la place. Toutefois, moins par prudence que par ton, il fit partie de cette première émigration, qui ne fut, à vrai dire, qu’une promenade d’agrément, un voyage de mode et de fantaisie ; il s’agissait de laisser passer le grain et de donner au ciel le temps de se remettre au beau. Mais au lieu de se dissiper, le grain menaça bientôt de devenir une horrible tourmente, et le ciel, loin de s’éclaircir, se chargea de nuages sanglans d’où s’échappaient déjà des éclairs et des coups de foudre. Le marquis commença d’entrevoir que les choses pourraient bien être plus sérieuses et durer plus long-temps qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il rentra précipitamment en France, recueillit à la hâte ce qu’il put réaliser de son immense fortune, et s’empressa d’aller rejoindre sa femme qui l’attendait sur les bords du Rhin. Ils se retirèrent dans une petite ville d’Allemagne, s’y installèrent modestement, et vécurent dans une médiocrité peu dorée : la marquise, pleine de grâce, de résignation et de beauté touchante ; le marquis, plein d’espoir et de confiance en l’avenir, jusqu’au jour où il apprit coup sur coup qu’une poignée de vauriens, sans pain ni chausses, n’avaient pas craint de battre les armées de la bonne cause, et qu’un de ses fermiers, nommé Jean Stamply, s’était permis d’acheter et possédait, en bonne et légitime propriété, le parc et le château de La Seiglière.

Depuis qu’il existait des Stamply et des La Seiglière, il y avait toujours eu des Stamply au service de ces derniers, si bien que la famille