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parfois la verve cavalière et l’aventureuse humeur des vieux poètes comiques de l’Espagne, et çà et là le mordant et caustique esprit de don Léandro Moratin.

S’il eût persisté, M. Gil y Zarate serait devenu, nous le croyons, un excellent poète comique, et la preuve, c’est qu’il a écrit une comédie un vrai petit chef-d’œuvre de malice et de grace, où sont très exactement, très curieusement décrits les travers et les ridicules de la société espagnole à l’époque même où nous vivons. Cette pièce a pour titre : Un Año despues de la boda (Un An de mariage), et aussi bien elle pourrait s’appeler le Bourgeois Gentilhomme, car le sujet n’est, en définitive, que l’histoire fort habilement rajeunie de ce bon M. Jourdain. A côté de M. Jourdain reparaissent tous les personnages de la comédie française, avec leurs vices et leurs ridicules, qui sont les ridicules et les vices du XIXe siècle comme du XVIIe et de tous les autres ; mais ces personnages sont convenablement modifiés quant aux manières et au langage. Et d’abord, M. Jourdain sait parfaitement aujourd’hui à quoi s’en tenir sur l’exacte valeur des titres ; ce n’est pas lui que l’on pourrait leurrer en lui proposant de le nommer mamamouchi ; il fermerait sa porte à Fuad-Effendi lui-même, si l’excellence turque lui venait offrir le nicham-ictihar. M. Jourdain est bien et dûment marquis ; il vient d’acheter un bon titre de Castille, ce qui en ce moment est la chose la plus facile du monde, si l’on rencontre sur son chemin un pauvre hidalgo ruiné, hors d’état d’acquitter la lanza[1]. Il se nommait hier don Juan Chinchilla ; c’était le fils d’un riche marchand ; mais il est décidé à faire souche de gentilhomme, et il se nomme aujourd’hui le marquis de Rosa-Blanca ! Don Juan Chinchilla nous rappelle un bon négociant de Saint-Sébastien qui, voyant sa fille unique à la veille d’épouser un comte, désespéré de n’être pas même noble, glissa mystérieusement dans sa corbeille de noces deux titres de marquise, qu’il s’était procuré tout exprès à cette occasion. Cela ne vous ramène-t-il point à cette plébéienne de Rome qui se désolait que son mari ne pût pas être nommé consul ?

  1. En Espagne, tout noble titré paie au trésor une contribution de douze cents réaux, quel que soit du reste le titre. Cette curieuse coutume, très peu connue hors de la Péninsule, est d’origine féodale : le tribut porte le nom de lanza, car sous Ferdinand-le-Catholique, qui l’a établi, il a remplacé le nombre de lances qu’un chevalier était autrefois obligé de fournir. Quand le possesseur d’un titre se voit hors d’état de payer la lanza, il cherche naturellement à s’en défaire en faveur d’un plus riche ; s’il ne trouve point à le vendre, il déclare tout net au gouvernement qu’il entend ne plus le porter. Ce n’est qu’en renonçant au titre qu’il peut se soustraire à l’impôt.