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témoignage de puissance qu’on ne saurait méconnaître. Hegel étendit très loin cette souveraineté de son génie. Ses idées, qu’il avait imposées lui-même à l’ensemble des connaissances humaines, furent reprises en détail et appliquées avec force par des esprits dévoués ; M. Rosenkranz les fit régner dans l’histoire littéraire, M. Hotho dans les études esthétiques, et n’est-ce pas un titre sérieux pour le philosophe de Berlin d’avoir compté parmi ses disciples un théologien comme Marheinecke, un jurisconsulte comme Édouard Gans ? Il lui a manqué un poète, car malgré la haute déférence que Goethe témoigna souvent à Hegel, il est difficile de voir dans le second Faust une poétique consécration de la nouvelle philosophie. Les préoccupations naïves d’un disciple enthousiaste ont pu seules imaginer ce rapprochement, et l’on sait que M. Hinrichs, quand il commentait dans ce sens l’œuvre du poète de Weimar, s’attira une de ces réponses poliment ironiques qui ne permettent pas d’insister. La jeune école hégélienne a été plus. heureuse que le maître dont elle usurpe le nom ; elle a eu ses poètes, M. Frédéric de Sallet et M. Léopold Schefer, deux esprits ardens, décidés, convaincus, dont il faut apprécier le rôle et marquer la place.

On comprend sans peine que certains systèmes de métaphysique puissent produire et susciter des poètes. Quand une doctrine a tenté hardiment l’explication universelle des choses, s’il y a, parmi les intelligences qu’elle saisit, de promptes imaginations, des esprits généreux et inspirés, il est naturel qu’ils veuillent consacrer à leur manière, par des images et des symboles, les découvertes de la science et réaliser l’invisible. Rappelons-nous d’ailleurs qu’aux époques primitives la philosophie encore unie à la religion s’exprime souvent elle-même par des hymnes avant d’atteindre la forme rigoureuse, la précision sévère que lui donnera sa maturité ; rappelons-nous les poétiques origines de la philosophie grecque. En outre, ce caractère n’est point propre seulement aux philosophies naissantes ; il appartient aussi aux époques vieillies, lorsque la science, en résumant tout un ensemble d’idées, en voulant tout couvrir, tout embrasser, se confond avec la religion, se substitue à elle, et lui dérobe quelquefois, avec son enthousiasme et sa souveraineté jalouse, les longs voiles du temple et le langage mystérieux du sanctuaire. L’école d’Alexandrie est pleine de poètes et d’hiérophantes ; Plotin est persuadé que la véritable méthode est une inspiration d’Apollon et des Muses. Ce n’est pas assez pour Proclus d’écrire des hymnes ; il se proclamé le prêtre, non d’une religion, mais de toutes les religions, le pontife de l’humanité tout entière ;