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du bon marché et de la curiosité. La manufacture ira toujours, elle fera même des progrès ; puisque les paroles comptent et se vendent, on ne cessera pas de les multiplier : Pour en mettre moins, on y joindra des images, et Dieu sait où cela pourra s’arrêter.

La surface inondée est donc très vaste et le niveau inférieur, il descendra encore ; mais une fois ce grand déluge du lieu-commun essuyé, lorsque toutes les formes populaires auront été épuisées, quand tout le monde aura sa provision faite de science courte, de notions incomplètes et d’idées confuses, malheur compensé jusqu’à un certain point par les idées justes et les notions réelles qui se trouveront acquises, il s’agira d’élever ce vaste niveau, de frayer une voie nouvelle au génie.

Ce fait d’un affaissement universel des intelligences et d’une préparation puissante de l’avenir agrandi est-il aussi nouveau qu’il le semble au premier coup d’œil ? Est-ce que la période grecque n’a pas eu son appendice et sa longue traînée de pâle lumière ? Est-ce que la vaste domination de l’intelligence romaine n’a pas fléchi, pendant trois siècles, avant l’éclosion du génie moderne ? A ne considérer les peuples européens et chrétiens que comme le faisceau de la civilisation moderne, à ne voir les institutions féodales et monarchiques que dans leur ensemble, ce vaste organisme ne s’en va-t-il pas de toutes parts en fragmens qui se dissolvent ici, qui là sont vermoulus, plus loin soutenus par des étais chancelans, partout fragiles ? Enfin, l’expression définitive et complète de cette ruine des monarchies n’est-elle pas la société de l’Amérique du Nord ? Et le retour invincible à la vie sauvage, que nous avons signalé tout à l’heure dans les faits et dans les livres de ce pays, n’est-il pas une des preuves évidentes de cette ruine ?

Tout se présente donc sous une face nouvelle ; l’étincelle de vie se cache sous les cendres. Les élémens de force surabondent, et parmi ces élémens qui jouent et joueront long-temps encore leur rôle de destruction ou d’abaissement, avant de parvenir à leur phase de création et d’organisme, il faut placer en première ligne cette matérialisation de l’intelligence, cette domination des procédés industriels, cette vulgarisation des idées et des faits, et cette assimilation générale des doctrines affaiblies, dont quelques résultats importans et épars se sont offerts à nous dans le cours de cette étude.


PHILARÈTE CHASLES.