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héritières d’une ancienne civilisation, voient devant elles un monde inconnu d’industrie et de politique à conquérir et à organiser, se trouvent environnées de si ridicules contrastes, qu’une pente naturelle les entraîne à l’ironie. La Gaule romaine a commencé par là. Chez les Américains, cette ironie est encore à l’état brut ; elle se développe rudement, mais elle se raffinera ; aujourd’hui la sève en est singulièrement âcre et grossière. Les lecteurs de ce côté de l’Atlantique ne peuvent éprouver que du dégoût pour les scènes odieuses auxquelles se complaisent les peintres de mœurs américaines, MM. Moore et Mathews, auteurs de Tom Stapleton[1] et de Puffer Hopkins[2]. J’ai parcouru avec avidité ces tableaux de la vie américaine par des Américains. L’impression en est triste ; ce n’est pas populaire, c’est bas et aristocratique dans le pire sens du mot : des vices fades et corrompus, sans compensation de grace et de goût ; une envie lâche qui poursuit les titres, qui en veut à la fortune, et se rue sur le succès. Ces mœurs sont sans pureté, sans passion, sans simplicité, sans élégance, sans grandeur ; vous diriez l’arrière-boutique des plus petits marchands de White-Chapel transportée tout à coup dans un salon doré, empruntant gauchement les vices d’en haut sans quitter les vices d’en bas. Ce n’est plus Washington, ce n’est pas encore Walpole. On ne peut exprimer le dédain et la douleur que font naître ces vices éreintés et brutaux, qui tiennent par l’impureté aux scandaleux boudoirs du vieux monde et rappellent la senteur de la tabagie, tout en affichant des prétentions aristocratiques.

Est-ce là, bon Dieu ! qu’il faut chercher des données vraies sur la société américaine ? Dickens, Marryatt, mistriss Trollope, miss Martineau, en leur qualité d’Anglais, devaient nous inspirer peu de confiance ; ils sont moins défavorables à l’Amérique que M. Moore et M. Mathews, dont les romans, highly popular, édités in-4o dans une publication périodique intitulée Brother Jonathan (Jonathan est le type national, le John Bull américain), avec d’horribles gravures sur bois, donnent pour douze cents et demi (à peu près onze sous) la valeur de trois volumes in-8o de 300 pages chaque, un peu plus de trois sols et demi par volume. C’est le dernier terme du bon marché porté dans l’art d’imprimer. Ajoutons qu’il est impossible de rien imaginer de plus incorrect et de plus laid à voir que ces impressions économiques ; la matière n’est pas indigne de la forme il y avait une idée

  1. The adventures of Tom Stapleton, by John M. Moore ; New-York, 1843.
  2. The Career of Puffer Hopkins, by Cornelius Mathews ; New-York, 1843.