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Channing, ni Prescott, ni même Irving. Le docteur Channing, connu par des Essais éloquens, des discours et un travail remarquable sur Milton et sur Napoléon, manque de clarté et de mesure dans la pensée, et sacrifie à une sonorité pompeuse les avantages sérieux de la prose, la solidité et la concentration. Le charmant style de Washington Irving se compose d’une élégante imitation d’Addison et d’une heureuse étude des vieux poètes. Il est difficile de pousser plus loin l’agrément et la douceur ingénieuse que M. Irving ; ce n’est ni de la force ni de la profondeur. Son paysage est doux et velouté, sa lumière pure et bien disposée, ses personnages, sont heureusement groupés comme ceux de Wouwermans ; comme ce peintre, il n’est exempt ni de monotonie ni de manière. Prescott, auteur d’une bonne Histoire d’Isabelle la catholique, s’est procuré en Espagne des documens originaux et authentiques dont il a fait une composition sage et complète, non colorée et puissante ; on s’intéresse d’ailleurs malgré soi à un ouvrage dicté par un aveugle à sa jeune fille, qui en a, sous la direction de son père, compulsé et arrangé les matériaux. Irving est de l’école d’Addison, Channing imite Burke, Prescott se modèle sur Robertson. Emerson, au contraire, a un cachet particulier de profondeur dans la pensée et de couleur dans l’expression qui le rapproche de Carlyle sans qu’on puisse lui reprocher de copier ce maître. Ce sont des idées analogues, souvent plus hasardées, qu’il exprime : — la réconciliation de l’esprit réformateur et de l’esprit conservateur, la moralité portée dans l’industrie, la dignité humaine rendue aux masses aveugles, et le hideux sentiment de l’envie refoulé dans ses profonds repaires. Emerson n’a publié encore en prose qu’un petit volume intitulé simplement Essays ; lorsque ces Essais tombèrent entre les mains de Carlyle, ce dernier fut tellement frappé de l’analogie de sa pensée avec celle d’Emerson, qu’il se fit à Londres l’éditeur du petit volume américain, et le volume eut du succès.

Quelques poèmes de lui sont marqués au coin de la même originalité. Une petite pièce à l’Abeille est délicieuse dans son genre et presque digne de Milton. A travers, bois et vallées, l’abeille s’en va, heureuse, active, dédaignant tout ce qui est malfaisant ou sans beauté, cherchant le soleil, les solitudes odorantes, les secrets parfums qui ravissent le murmure des eaux courantes, et bourdonnant dans le rayon et dans l’encens. Rien de plus vif que cette peinture ; un sens mystique et une veine cachée de philosophie serpentent sous, le luxe et la grace des images. Le rhythme même et la mélodie reproduisent le vol doré de l’abeille dans les feuillages frais :