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par sa situation dans une gorge de montagnes, regardait comme son oracle le père de Carlyle, fermier riche, et dont la veuve, une maîtresse-femme, à ce que dit son fils, existe encore, et s’enorgueillit de la renommée acquise par Thomas. Le fils, intelligence originale, traversa, comme il arrive souvent aux hommes supérieurs, plusieurs zones d’études et de pensées avant de trouver sa voie définitive ; où dut le prendre pour inconstant, parce qu’il était vaste. Elevé pour l’église, s’inscrit sur la liste des élèves d’un collége écossais, il s’éprit d’abord des sciences exactes, où il excella, ensuite de la jurisprudence, qu’il étudia à fond, enfin de la métaphysique, qui le conduisit à l’étude sérieuse de la philosophie allemande. Ainsi la connaissance pratique de la vie résultait pour lui de la rustique simplicité de sa jeunesse ; il devait l’habitude de la précision à la science des nombres, la subtilité des déductions aux arguties de la chicane, et la profondeur rêveuse de ses nouveaux maîtres venait se mêler à cet extraordinaire mélange ; ces derniers le séduisirent jusqu’à l’enivrer.

La route des esprits médiocres et des talens ornés est bien plus directe ; Pascal, Leibnitz et Goethe essaient long-temps leurs forces et traversent obliquement vingt régions contraires avant de tracer le cercle qui les circonscrit. Leur apprentissage semble une erreur et un voyage au hasard ; c’est une douleur et une exploration. « Long-temps, dit Carlyle dans son étrange style, je me suis adressé cette question : Possèdes-tu en toi-même une certaine faculté, un certain germe, une force propre que tout le monde n’a pas, ou bien es-tu tout simplement la plus complète nullité de ces temps modernes ? Comment répondre ? O terrible incrédulité, de ne pas croire en soi-même ! Et je n’avais pas foi ! Comment l’aurais-je elle ? Récemment le ciel avait paru s’ouvrir à mes yeux ; j’avais aimé ardemment et en vain ; le paradis, se refermant tout à coup pour moi, ne m’avait laissé que le sentiment du désespoir et le mépris de moi-même. Je ne savais que faire de la grande énigme de la vie spirituelle, et le mystère de la vie pratique m’échappait également ; je ne faisais pas le plus léger progrès dans le monde, partout ballotté, méprisé, repoussé, honni des hommes. Perdu dans cette foule menaçante, chiffre isolé au milieu de cette multiplication infinie, sans pouvoir, sans force, sans avenir, il me semblait que je n’eusse d’autre faculté que celle de voir, et de voir ma propre misère. Les hommes me pressaient de toutes parts, et je me sentais éloigné d’eux, séparé de la foule par des murs d’airain, murs invisibles. Un enchantement douloureux me condamnait à vivre, à aimer, à penser isolé de tout ce qui vit, de tout ce qui aime, et de tout