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Dans un chant rapporté par M. Fauriel, un berger que Charon veut emporter lutte avec lui comme Hercule chez Euripide lutte avec le dieu de la mort (Thanatos) pour lui ravir Alceste. Les mots adès, tartaros, sont encore en usage parmi les Grecs. Il y a plus, le Crétois invoque son compatriote Jupiter. Un village de l’Ida s’appelle vallon de Jupiter[1]. Lors même qu’elles ont disparu devant le christianisme, les divinités païennes ont laissé leurs fantômes. Telle est certainement l’origine des esprits qui président aux fleuves, aux montagnes, aux forêts. Le soleil est un personnage divin qui s’entretient avec les mortels[2], et la nuit une femme qui s’appelle Nycteris.

Souvent il s’est fait un singulier amalgame.entre les deux croyances. Ainsi dans quelques provinces ce sont les ames des enfans morts sans baptême qui habitent auprès des fontaines, et les femmes, en allant puiser de l’eau, ne manquent jamais de saluer ces innocens génies. Les saints du christianisme ont hérité des dieux du vieil Olympe. Saint George protége le labourage et la moisson, il a remplacé Cérès ; saint Démétrius, les troupeaux, il a succédé à Pan. Saint Spiridion se promène sur la mer et conduit les vaisseaux au port comme Neptune. D’autre part, Charon joue le rôle du diable ; de là cette malédiction fréquente : « que Charon te prenne ! » comme nous disons : que le diable t’emporte. De même le paysan danois s’écrie : Odin t’enlève ! En Danemark comme en Grèce, l’ancienne divinité a survécu à la religion abolie, et s’est confondue avec le mauvais esprit de la religion nouvelle.

Un respect superstitieux s’attache aussi aux images des divinités antiques et parfois les protége. Il n’y a pas beaucoup d’années, on voyait à Éleusis une statue de Cérès. Les habitans, sans avoir jamais entendu parler de Cérès, croyaient que la fertilité de leurs campagnes était attachée à la présence de cette statue. Ils voulaient empêcher les Anglais de l’enlever, et prophétisaient des malheurs au vaisseau qui l’emporterait. Par un singulier hasard, le vaisseau périt. Ainsi se plaignaient les habitans d’Enna quand Verrès leur ravissait une autre statue de Cérès. La crainte où étaient les paysans d’Éleusis que la fertilité fût enlevée à leurs champs avec l’image de Cérès rappelle un récit de Pausanias, qui raconte comment, la déesse s’étant cachée dans une grotte d’Arcadie, la faim, moissonnait les mortels.

  1. Souzo, Hist. de la révolution grecque, P. 158.
  2. Fauriel, Chants populaires, t. II, p. 84.