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pratique. Sûrement il n’acceptait pas lui-même toutes les opinions qui devaient en sortir ; il a toujours volontairement clos en d’étroites limites la liberté native de sa puissante raison ; enfin, cet esprit indomptable souffre malaisément la contradiction et la dissidence. Et cependant, lorsqu’il y a trente ans, sous les auspices d’un gouvernement défiant, intolérant par nature, il exerça légalement sur l’enseignement une autorité presque illimitée, il respecta, il protégea dans cette jeunesse qui devait instruire l’autre, et à laquelle il commettait ainsi l’avenir du trône et du pays, l’indépendance intellectuelle, le droit de penser par soi-même et de tout ramener en ce monde sous la loi de la raison en liberté. Je ne connais rien dans sa noble vie d’aussi grand que cela.

M. Jouffroy était tout prêt. Ces premiers dogmes de la croyance qu’il n’avait pas encore, ce rationalisme vague, étaient dans les instincts de son esprit. Cependant tenir la pensée pour la reine du monde, ne reconnaître à la raison de limites que celles de la nature humaine, professer que rien d’extérieur et de visible n’a un droit absolu sur la liberté de l’intelligence, et que nulle autorité n’est légitime si elle ne justifie de son titre, c’est assurément croire quelque chose ; mais ce n’est point répondre à toutes les interrogations du cœur, de l’imagination, de la raison même, et il reste encore après cela bien du vide dans l’esprit. On est loin de s’être mis à l’abri des atteintes du doute et des angoisses de l’incertitude ; ou n’est encore qu’au début des épreuves que toute jeunesse sérieuse a de nos jours infailliblement traversées. Lorsqu’on s’est prescrit de ne penser et de ne croire que par soi-même, on n’a fait encore qu’augmenter la difficulté de penser et de croire. Une phase de scepticisme est donc en ce cas pour chacun la transition inévitable. Ceux qui le nient ne sont pas sincères ou n’ont de leur vie pensé à rien. Ceux qui le dissimulent sont des politiques qui feignent la croyance pour l’imposer ou cachent la vérité dans l’intérêt de la vérité même. C’est une innocente hypocrisie que de prétendre qu’on n’a jamais douté.

Récusons donc tous ceux qui se disent indignés du moindre aveu d’un jour de scepticisme. Que la restauration s’en fâchât, à la bonne heure : elle voulait très sérieusement changer les conditions d’un âge d’examen ; elle s’imaginait supprimer l’incrédulité en l’anathématisant, et des esprits censurés lui semblaient des esprits convertis ; elle croyait posséder par privilège la vérité toute faite, et se mettait de la meilleure foi du monde au rang des choses sacrées dont on ne dispute pas. Cette prétention lui a mal tourné, et c’est pour s’être érigé en principe