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leur renommée acquise, eut l’idée un moment de le faire consul, Roederer, à qui il en avait parlé, put dire ensuite : « Je l’ai bien guéri de « cette idée-là, je l’ai fait causer une demi-heure avec lui[1]. »

Les tristesses et les amertumes civiques de Daunou commencèrent après le 18 brumaire ; il s’agissait de refaire au plus vite : une Constitution, celle dite de l’an VIII ; sa réputation classique en ce genre le fit choisir pour rédacteur. Il essaya d’une première rédaction, que Cambacérès qualifia de malicieuse et d’hostile ; il y glissait plus d’un petit article préservatif contre l’usurpation, celui-ci, par exemple : « Si l’un des consuls prend le commandement d’une armée, il est, pendant toute la durée de ce commandement, suspendu de ses fonctions consulaires, et il y est remplacé temporairement par l’un des tribuns que nomme à cet effet le Conseil des 200, etc., etc. » Qu’on juge de l’effet sir le futur conseil. Bonaparte impatient coupa court à cette guerre méthodique, et, convoquant la commission chez lui, au Petit-Luxembourg où il était alors, dicta ses volontés : « Citoyen Daunou, prenez la plume et mettez-vous là. » C’était dit de ce ton qui se fait obéir. Selon le mot de Thibaudeau, Daunou écrivait d’une main les articles, en votant de l’autre contre, pour la forme. A partir de ce jour, la France eut un maître, et Daunou, après une honorable résistance, battit en retraite devant lui. Avec toutes sortes de conditions et de réserves, il capitula. S’astreignant à refuser toute position politique, il crut pouvoir se réfugier dans des fonctions administratives réputées scientifiques et littéraires : elles ne lui manquèrent à aucun moment. Bonaparte, qui lui avait dit un jour en colère qu’il ne l’aimait pas, mais qui l’estimait et qui l’avait trop vu de près pour le craindre[2], savait

  1. Sur les relations de Daunou et de Sièyes à cette époque de crise et auparavant, j’indiquerai, sans le répéter ici, ce que j’ai écrit dans l’article sur La Fayette (Revue des Deux Mondes du 1er août 1838, page 364 ; — Portraits littéraires, édition de 1843, tome II, page 182 ; je garantis la fidélité parfaite des détails, que je retrouve ailleurs moins exactement racontés.
  2. Voici un petit récit, entre autres, que je sais d’original. Bonaparte, après plusieurs refus de Daunou, voulut tenter un dernier effort ; il s’agissait de le décider à être ou directeur de l’instruction publique, ou conseiller d’état, ou les deux choses à la fois. Il l’invita à dîner aux Tuileries : « Je veux vous présenter à ma femme, lui dit-il ; elle a envie de vous connaître. » Daunou n’osa refuser. Il arrive, il est présenté à Mme Bonaparte ; il s’incline en profonds saluts, et se borne aux stricts monosyllabes. Après le dîner, Bonaparte l’emmène dans l’embrasure d’une croisée ; le salon où ils étaient se vide, parce qu’on voit que le consul veut parler d’affaires. Il entreprend Daunou en effet, le presse, ne lui laisse aucune objection sans réponse ; celui-ci, après ses raisons dites, n’avait plus qu’un non invincible à opposer. Le ton de Bonaparte s’élevait, il avait l’air de s’impatienter : les personnes qui se promenaient de long en large dans le salon voisin, militaires et aides-de-camp, retournaient de temps en temps la tête par curiosité pour ces éclats de voix qui leur arrivaient. Daunou s’aperçut de ce manége ; la peur le prit : il se dit que cet homme était capable de tout, qu’il était certes bien capable d’avoir machiné ce dîner pour le perdre, de supposer tout d’un coup qu’on lui manquait de respect, qu’on l’insultait, que sais-je ? de le faire arrêter immédiatement. Sa tête se montait, il n’y tint plus. Bonaparte, tourné vers la fenêtre, parlait sans le voir : Daunou avise dans un coin son chapeau, qu’il avait posé ; tandis que le consul achève une phrase, il y court, enfile les appartemens et sort du palais. Tout ceci est vrai à la lettre, et je n’ajoute rien. — Ce n’est pas ce jour-là que Bonaparte lui dit : Daunou, je ne vous aime pas, mais en une autre occasion, dans quelque comité. Impatienté des objections de Daunou, il le fit taire en lui disant : « Vous, Daunou, je ne vous aime pas ; » et il se reprit, en disant : « Au reste, je n’aime personne… excepté ma femme et ma famille. » - « Et moi, répliqua Daunou, j’aime la république.