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qui, coïncidant avec un âge qui est critique aussi pour l’homme, peuvent certainement altérer la trempe du caractère et briser quelque chose en nous. Une angoisse inexprimable s’était emparée de son ame ; l’application lui était devenue impossible, la lumière odieuse ; un simple coup de sonnette l’agitait et lui arrachait des larmes. De la bibliothèque du au Jardin des Plantes comme un débile convalescent. Fouché, dont les émissaires n’étaient pas étrangers à ces motifs de terreur, le fit pourtant rassurer sous main, lui fit dire qu’il prenait les choses trop à cœur[1]. Marie-Joseph Chénier lui-même, vers cette époque et sous le coup des déceptions patriotiques, éprouvait un ébranlement de ce genre, et des soupçons d’empoisonnement traversaient son esprit. Jean-Jacques Rousseau, on le sait, et Bernardin de Saint-Pierre, à un certain âge, éprouvèrent aussi de telles crises ; ils n’y échappèrent qu’en conservant une teinte de misanthropie chagrine et une sensibilité plus ou moins aigrie. Daunou en triompha plus heureusement et retrouva son égalité d’humeur pour l’étude ; mais une méfiance secrète s’infiltra ou s’accrut en lui ; il eut, lui, on peut le dire, sa misanthropie, non point exaltée comme Jean-Jacques ou aigre-douce comme Bernardin, non point ardente et satirique comme Chénier, égoïste et oisive comme Sièyes, mais sa misanthropie studieuse. Il vérifia aussi, par son exemple, ce mot du moraliste : « Il se refait vers le milieu de la vie une manière de bail avec nos diverses facultés ; bien peu le renouvellent. » Ce qui est vrai même dans le cours naturel d’une vie arriva ici par secousse : Daunou dut rompre, un certain jour, avec une partie de son être ; il se replia au dedans, et, sous son enveloppe sévère, il déroba de plus en plus une de ces ames sensibles, délicates, à jamais contraintes et trop souvent consternées, qui ne recommencent plus l’expérience et n’en demeurent que plus fidèles aux empreintes reçues.

Tout ceci, en restant parfaitement exact, n’empêche point que, même en son temps de plus grand essor, Daunou n’ait eu bien des velléités d’arrêt qui le faisaient identique au fond à ce que nous l’avons vu. Il ne portait point la main aux choses de lui-même, de son propre mouvement, mais seulement parce qu’il était en demeure et en devoir

  1. Daunou avait été très lié avec Fouché, non pas à l’Oratoire, mais depuis, à la Convention, où les rapprochaient les souvenirs de cette commune origine. Fouché avait d’abord, ainsi que Daunou, des sentimens politiques modérés ; la peur le jeta dans les extrémités atroces. Après thermidor, Daunou avait activement contribué à le sauver de la réaction qui l’aurait atteint.