Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans passion aucune dès sa jeunesse (il disait lui-même qu’il avait vécu et mourrait comme Newton), aimant uniquement l’étude et la paix, il n’avait rien vu de mieux que d’entrer dans l’Oratoire et de se mettre à traduire Tacite, champion un peu rude peut-être pour un si pacifique attaquant. Bref, il était heureux, il était aimable ; il avait à Juilly sa petite maison au bout du jardin, et lorsque le jeune Oratoire, quelque peu imbu des idées philosophiques du jour, sentait des velléités de révolte et de rupture, et les exprimait devant lui, il donnait de bons conseils, ou du moins des conseils de soumission, de prudence, tels qu’un Erasme et un Fontenelle dans le cloître les eussent aisément trouvés. On baissait la tête après l’avoir entendu, et on n’éclatait pas. Le bon Dotteville ne mourut qu’en 1807, à l’age de quatre-vingt-onze ans ; il s’éteignit. Un matin, sentant sa fin prochaine et croyant bien ne plus avoir à passer une autre journée, il invite à un petit dîner philosophique un ami (j’ai souvent entendu ce récit chez M. Daunou lui-même), et après le repas auquel il ne fit qu’assister, mais qu’il n’avait pas négligé pour cela, prenant un air plus grave, il avertit cet ami qu’il se sentait à bout de vivre, qu’il lui disait adieu une dernière fois et lui demandait pour service suprême de lui faire une petite lecture. « Allez, lui dit-il, vous trouverez dans mon cabinet un livre (dont il désigna la place), apportez-le et lisez-le moi à la page marquée. » — L’ami, en allant chercher le livre, se demandait tout bas si le père Dotteville n’avait pas réfléchi à ce moment du grand passage, et si ce n’était point quelque lecture religieuse qu’il réclamait enfin. Il trouva le livre, l’apporta, et, l’ouvrant à la page marquée, il lut à haute voix. — C’était Horace et l’ode à Posthumus : Eheu fugaces, Postume, Postume !… — Il m’a toujours semblé que c’est par ce côté de souvenirs que les anciens confrères de l’Oratoire et M. Daunou s’abordaient le plus volontiers. Je ne prétends aucunement que tout l’Oratoire fût ainsi, et que cet ordre, même dans les années voisines du terme, n’ait pas eu des portions intactes, un ensemble imposant ; mais qu’on n’ignore pas (ce qu’on fait trop dans les éloges officiels) qu’il y avait ce coin-là, cet à-parte. Ce qui est bien certain encore, c’est que, lorsque De Lisle de Sales, le philosophe de la nature, s’en allait en Allemagne faire ses remontes d’idées, comme dit M. de Chateaubriand, il recevait, en passant par Troyes, un festin de bien-venue chez les oratoriens de cette ville, parmi lesquels était alors M. Daunou[1].

  1. Il convient pourtant de faire remarquer que De Lisle de Sales avait été, jeune, l’Oratoire, et qu’il avait pu naturellement y garder des relations.