Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


« Je roule avec dédain sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.

« Avant vous j’étais belle et toujours parfumée,
J’abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l’axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l’espace où tout s’élance,
J’irai seule et sereine, en un chaste silence
Je fendrai l’air du front et de mes seins altiers. »

C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.

Oh ! qui verra deux fois ta grace et ta tendresse,
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant ?
Qui naîtra comme toi portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans les balancemens de ta tête penchée
Dans ta taille indolente et mollement couchée
Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant ?

Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse
Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi,
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L’homme, humble passager, qui dut vous être un roi ;
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines,
J’aime la majesté des souffrances humaines,
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi.