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chroniques : l’Espagne n’aurait pas tout perdu, si elle conservait son vieux et immortel répertoire dramatique ; elle y retrouverait sûrement son histoire, sa religion, ses croyances, la tradition de ses mœurs et de ses habitudes, sa poésie lyrique et chevaleresque, sa bouffonne et sentencieuse philosophie. Que dès les premières années du XVIIIe siècle le théâtre soit déchu tout-à-fait en Espagne, cela est bien aisé à concevoir. L’ancien drame espagnol est mystérieux et terrible, tour tour imposant et fécond en épisodes bizarres, comme la politique de ces rois qui, s’appuyant sur le saint-office, et portant leurs bandes si long-temps invincibles sur tous les points connus des deux hémisphères opprimaient d’un côté le Nouveau-Monde, et de l’autre fomentaient en Europe les soulèvemens, les conspirations et les intrigues : le moyen que l’Espagne appauvrie et humiliée de Ferdinand VI y pût rien comprendre ! Et la preuve qu’elle n’y comprenait absolument rien, c’est que, vers la fin du XVIIIe siècle, les beaux esprits de Madrid, de Murcie, de Valence, s’appliquaient principalement à remanier, à refondre les compositions gigantesques des Calderon et des Lope, mutilant, retranchant, ajoutant à leur guise et selon les petits caprices du jour, s’efforçant de voiler çà et là les lueurs éclatantes et d’ajuster les péripéties grandioses aux proportions mesquines qu’avaient prises les mœurs publiques et les sentimens nationaux. Quoi qu’on ait fait pour naturaliser au-delà des Pyrénées les héros de Corneille et de Racine, notre poésie classique fut également une lettre morte pour l’Espagne ; à son tour, le romantisme y a pendant un petit nombre d’années tourné quelques têtes, sans remuer les cœurs, sans pénétrer dans les esprits. On commençait à craindre que toute tentative ne fut décidément inutile, et à désespérer de la littérature dramatique au-delà des monts, quand le théâtre del Principe donna brusquement la première représentation de la Fuerza del Sino, œuvre espagnole si jamais il en fut, dont l’auteur ne s’est pas plus attaché à imiter les maîtres de l’ancien répertoire que nos tragiques et nos dramaturges œuvre originale en un mot, et telle que la pouvait enfanter un pays en révolution, où tout change et se régénère, les mœurs, les opinions et les lois. Ce fut là un fécond exemple : l’école formée par M. le duc de Rivas est déjà nombreuse et sûre de son avenir ; chaque jour, de brillans débuts y ajoutent des noms qui deviennent sur-le-champ populaires. Il y a un mois à peine, un de ces débuts a produit une si grande sensation, que nous croyons devoir dire comment il s’est accompli. C’est celui d’une jeune fille, doña Gertrudis Gomez de Avellaneda, d’un talent vigoureux et fier, et dont la beauté