Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre deux touffes de bambous qui poussent plus beaux dans les Ghautts que dans tout le reste de la presqu’île, il connaît un palmier de la plus magnifique espèce. A cet arbre, nommé târ ou tâl dans sa langue[1], il a voué une espèce de culte ; grimpant jusqu’au point où le tronc marqué d’anneaux s’épanouit en feuilles dentelées, il y suspend, à côté des baies qui retombent en grappes élégantes, une offrande quelconque, un ex-voto ; après quoi il reprend gaiement sa route. S’il perd la vie dans cette imprudente ascension, personne ne le sait ; seulement les aigles, les vautours, les milans, se réunissent par centaines au-dessus du lieu fatal en poussant des cris rauques. Le voyageur surpris, arrivant au sommet du défilé, se demande avec quelque effroi pourquoi ce bruit, d’ailes étourdissant, pourquoi ces cercles sans fin que les oiseaux de proie tracent au-dessus de l’abîme : car cette chaîne de monts, qui possède une végétation si riche à sa base, a le privilège aussi de nourrir sur ses pics d’innombrables troupes de volatiles carnassiers, et dans ses grottes, des bêtes fauves en abondance, parmi lesquelles le chittar, petit léopard qu’on réussit quelquefois à dresser pour la chasse.

Dès qu’on a pénétré un peu dans le pays, on retrouve partout les traces de cette féodalité ancienne dont les vieilles armures sont un dernier vestige. Sur toutes les montagnes escarpées à leur sommet, quelquefois même dans les villages, s’élevaient les forteresses des seigneurs du Maharashtra, du grand royaume ; bien qu’abandonnées aujourd’hui, elles étonnent encore par l’étendue de leurs enceintes et la hardiesse de leurs positions. Quand la citadelle occupait la cime d’une colline, ses longues murailles descendaient jusque dans les plaines, jusqu’au bord d’un ravin, couvrant ainsi toute la partie accessible ; d’autres fois deux montagnes se trouvaient jointes par un double rempart qui les convertissait en un seul fort grand comme une ville ; des milliers d’hommes campaient à l’aise dans ces espaces immenses : c’étaient véritablement des camps retranchés. Enfin, il y avait aussi des lignes de défense courant sur les crêtes les plus abruptes, à la distance de plusieurs lieues, de sorte qu’on eût dit une ligne de frontière tracée entre deux peuplades. Les remparts, les tours, étaient construits en terre

  1. Caryota urens de Linnée. Le botaniste portugais Joaô de Loureiro l’appelle caryota mitis, pour le distinguer du caryota urens, dont il fait le sagoutier proprement dit. Voici comment il décrit cet arbre, qui pousse en abondance dans les Ghautts : « De tous les palmiers, celui-ci est, sans contredit, le plus beau ; quand souffle une brise légère, on dirait que les filles voltigent, à Ie voir s’agiter sur leurs pétioles délicats. »