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depuis peu d’années, laissant un nom immense dû aux Provinciales et à ses problèmes. Ses amis savaient de lui mille choses dont nous ne nous doutons qu’à peine aujourd’hui ; ils avaient une impression réelle et vraie de sa personne et de son esprit, au lieu de tous ces types, un peu fantastiques, que chacun de nous s’est formé de lui d’après sa propre imagination. Mais, comme écrivain, il était bien moins dessiné alors qu’il ne l’est aujourd’hui pour nous. De ce monceau de petites notes inachevées, il s’agissait donc de tirer, de sauver, comme d’un naufrage, quelque chose qui donnât au public une idée, de ses dernières méditations. Entre les exigences, les recommandations, disons le mot aussi, les superstitions de la famille et les dangers de la situation du côté de l’archevêque et des puissances, on biaisa, on fit comme on put ; on raccorda, on tailla, on choisit. Des lettres à des personnes vivantes (la duchesse de La Feuillade, par exemple) fournirent quelques pensées dont on n’indiqua point la source : le pouvait-on ? Le devoir d’une critique saine, agissant à l’aise et à loisir, serait certes de moins se permettre ; le devoir d’une critique convenable et prudente était alors de transiger[1]. Ce qu’on fit, en somme, ne fut pas si mal fait, puisque c’est ce qu’on admira universellement, ce que les esprits les plus éminens approuvèrent, et ce sur quoi on a vécu deux siècles. Une meilleure édition n’est même possible aujourd’hui et l’on n’y a songé que parce que cette première a rempli tout son objet.

J’ai peine à me figurer, je l’avoue, l’édition d’aujourd’hui, si excellente philologiquement, si bien telle que nous la réclamons, avec ses phrases saccadées, interrompues, et ce jet de la pensée à tout moment brisé, j’ai peine à me la figurer naissant, en janvier 1670, en cette époque régulière, respectueuse, et, qui n’avait pas pour habitude de saisir et d’admirer ainsi ses grands hommes dans leur déshabillé, ses grands écrivains jusque dans leurs ratures. Ce n’eût été, à simple vue, qu’un cri universel de réprobation, un long sifflet, si on l’avait osé : « Mais, quoi ? aurait-on dit de toutes parts à MM. Arnauld et Nicole, quoi ? se peut-il que vous ayez permis une telle profanation

  1. N’oubliez pas, en jugeant l’édition première, cet autre inconvénient pour elle d’avoir été faite par un comité ; les comités peuvent être bons pour les lois, mais non pour les éditions où le goût a surtout part. « Il n’y a point d’ouvrage si accompli, a dit La Bruyère, qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun l’endroit qui leur plait le moins. » Les Pensées de Pascal n’ont pas fondu, dira-t-on, tant elles étaient solides ! Mais il faut savoir aussi quelque gré à ceux qui réussirent un moment à tout concilier.