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M. Jules Lefèvre a consacré sa vie au culte des vers ; il a pris son art au sérieux, et il a même étudié, dit-on, les langues avec persévérance, espérant découvrir des ressources nouvelles, des filons inconnus. M. Lefèvre n’est jamais descendu jusqu’au métier ; quand il s’est trompé, c’est qu’il a cru bien faire : les erreurs de l’artiste, chez lui, ne font aucun tort à la dignité de l’homme, ce qui est devenu assez rare, en ce pays de France, pour que ce soit un mérite à part et presque hors ligne. Travailleur désintéressé, amant de la Muse, M. Lefèvre n’est sorti une fois du cercle habituel de ses études que pour obéir à l’inspiration de son courage et à son amour de l’humanité, et aller, à l’exemple de Byron, combattre pour une noble cause, et cueillir, sur un champ de bataille de Pologne, un laurier sanglant. Je n’ignore pas que M. Lefèvre dit quelque part dans ses vers qu’il était allé chercher la mort pour oublier une coquette ; mais ces poètes se calomnient.

L’énorme volume que publie M. Lefèvre contient trois recueils, c’est-à-dire un nombre immense de vers. Les trois recueils sont intitulés : la Crédence, l’Herbier, les Confidences. Le champ est vaste, et M. Lefèvre, en tant que poète philosophique, et poète passionné, s’est donné largement carrière. Poète philosophique, il a de hautes prétentions dont nous parlerons tout à l’heure ; poète amoureux, il est monté en croupe d’un paradoxe qui l’a égaré trop souvent : vouloir que la passion s’exprime absolument comme elle sent, c’est prendre le lecteur pour une maîtresse et commettre un étrange quiproquo. « Vous voulez, dit l’auteur dans sa préface, quand on est ivre de bonheur ou rassasié d’ennui, qu’on s’entretienne aussi tranquillement de sa douleur ou de son extase que vous causeriez de la pluie et du beau temps ! » Non certes, on ne veut pas cela, à moins d’être absurde, mais on exige que la douleur ou le bonheur soient transfigurés par l’art et restent pourtant une douleur vraie, un bonheur réel. D’après votre système, lorsque Hippolyte fait sa déclaration à Aricie, vous aimeriez mieux que le souffleur, s’il était amoureux de la jeune première, montât sur la scène, se jetât aux genoux de la dame, et s’exprimât à sa façon : j’aime mieux les vers de Racine. Ce système singulier de M. Lefèvre a été appliqué aux Confidences, qui par conséquent ont tout le décousu de la passion, ce qu’il n’est pas du tout difficile de reproduire, et ce qui ne ressemble guère à Pétrarque, quoi qu’en dise l’auteur, qui, dans sa thèse, l’appelle à son aide. Ne se trompe-t-il pas de beaucoup ? n’est-il pas au contraire en contradiction flagrante avec le doux maître ?

Il est certain que la passion en feu ne s’exprime pas en paroles aussi limpides, aussi gracieuses, qu’un sonnet de Pétrarque ou que le Lac de Lamartine ; mais il faut choisir, ou d’être un amant qui n’écrit que pour une femme, ou d’être un poète qui écrit pour tout le monde. Dans le premier cas, les plus longs rabâchages sont adorables ; vous parlez à la bien-aimée d’elle ou de vous ; nécessairement elle est tout oreilles et vous trouvera toujours trop court. Dans le second cas, au contraire, le moindre rabâchage est ennuyeux, et si vous dites un seul mot de trop, le lecteur ne vous le pardonne