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éclats d’une ardeur qui s’éteint, pour parler comme Bossuet, il y a un entre-deux qu’il est bon de saisir, et où l’on peut s’exprimer en toute connaissance de cause et toute franchise. A ce moment, l’artiste a étalé, si l’on me permet ce mot, tout son fonds est à découvert, et il ne nous réserve plus de surprises. En outre, quoiqu’il ne soit plus jeune, il n’est pas assez avancé en âge pour qu’on se contente de s’incliner devant lui, et que, par égard, on lui taise la vérité : de la vérité il peut profiter encore, et ce serait mal de la lui cacher, surtout quand il court, ou au moins semble courir au-devant d’elle. Or, c’est ce que d’ordinaire fait l’écrivain de ce temps-ci, à l’heure de la maturité, lorsqu’il se hâte de rassembler les tronçons épars de ses ouvrages, et que, d’une main assurée, il trace au frontispice les mots sacramentels : Œuvres complètes. Le châtelain nous introduit lui-même dans ses domaines ; il nous invite, non sans quelque orgueil, à les parcourir dans toute leur étendue, à compter les gerbes et à constater les droits du seigneur. Il faut entrer, ne fût-ce que par politesse, et pour ne pas le laisser se morfondre sur le perron de son château. Parlons sans figure ; je gage que, si modeste qu’il soit, l’auteur qui réunit ses œuvres attend qu’on lui assigne sa place, qu’on détermine son lot ; il attend son lot de pied ferme, même quand il ne lui revient que peu de chose dans le grand héritage.

Il y a aujourd’hui toute une génération qui atteint cet âge du retour, et qui, après avoir fait assez grand bruit par le monde et occupé assez large place au soleil, se présente avec sa physionomie définitive pour être jugée selon ses mérites : elle en est à ses œuvres complètes. Mélange de bien et de mal, d’heureuses tentatives et de tristes échecs, cette génération a vieilli vite, elle qui paraissait si jeune, et elle fait fausse route, elle qui était venue si à point. Pour ne parler que de la poésie, n’est-il pas vrai que cette brillante levée de poètes d’il y a vingt ans s’opéra sous les circonstances les plus favorables, et que jamais rénovation poétique n’éclata plus à propos ? La poésie de l’empire se mourait d’inanition, et s’en allait tristement comme tout ce qui n’a eu qu’un semblant de vie. Sans profondeur dans les sentimens, sans chaleur dans l’inspiration, sans fermeté dans le style, quelques hommes d’esprit croyaient être de glorieux disciples des maîtres, alors qu’ils n’étaient que des parodistes sérieux. L’ode, la tragédie, le poème, avaient rompu avec le naturel et le vrai, et partant avec les grandes traditions, pour lesquelles du reste on affichait un respect exagéré. L’ode était boursouflée sans élévation, déclamatoire sans portée. La tragédie manquait de grandeur, quoiqu’elle visât au Corneille, de délicatesse, quoiqu’elle prétendît imiter Racine, et d’éclat, quoiqu’elle voulût procéder de Voltaire : elle glaçait les planches, et il ne fallait rien moins que Talma pour émouvoir un auditoire avec des rôles effacés et des tirades monotones ; mais la versification la plus froide, en passant par ses lèvres inspirées, devenait de la poésie. Le poème était un délayage élégant, sans action, sans intérêt, émouvant comme tout ce qui est didactique, pittoresque comme une plaine de la Beauce. Qui relirait la Pitié de Delille, ou la Navigation d’Esménard, ne me contredirait