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Plus tard, la Péninsule s’est aveuglément abandonnée à l’entraînement romantique ; les types de Saint-Preux, de Werther, de René, de Manfred, s’y sont reproduits, multipliés, exagérés comme dans le reste de l’Europe ; à Madrid, à Grenade, à Valence, à Barcelone, sur toutes les scènes de l’Espagne, se sont à l’envi lamentés les héros de MM. Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas. Déjà pourtant, les meilleurs esprits commencent à se douter que l’on a fait jusqu’ici fausse route. M. Gil y Zarate, dans un Manuel de Literatura, qui vient de paraître à Madrid ; M. Moron, dans un Ensayo sobre el antiguo teatro espagnol ; M. Eugenio Hartzembusch, dans sa chronique dramatique, régulièrement publiée par la Revista de España y del Estranjero ; enfin M. Alberto Lista, le doyen de la critique espagnole et l’un des écrivains les plus populaires de l’ancienne école, s’élèvent avec énergie contre toute imitation servile de l’étranger. Mais les jugemens qu’à diverses reprises ils ont eux-mêmes portés sur les plus beaux monumens des littératures européennes, sur les livres de Goethe, de Chateaubriand, de Byron, de Lamartine, nous prouvent que sur ce point leurs idées ne sont point assez nettes ; ils n’aperçoivent pas assez clairement, selon nous, par quel monde d’idées et de sentimens notre poésie et celle de l’Angleterre et de l’Allemagne sont séparées de la poésie espagnole, telle qu’elle devrait être, telle qu’elle sera infailliblement, si elle parvient à ressaisir son originalité.

Dans Saint-Preux, dans Werther, René, Manfred, dans tous les héros de l’école romantique, les critiques de l’Espagne ne voient guère que des natures exceptionnelles, de brillans caprices, pour lesquels l’imagination se passionne, mais dont la conscience réprouve, de l’un à l’autre bout de l’Europe, les tendances et les principes, ou, si l’on veut, les tristesses et les emportemens. Les uns et les autres se sont trompés sur le vrai caractère du drame et du roman modernes : c’est à bon droit qu’ils s’élèvent contre l’influence que les maîtres ont pu et pourraient encore exercer dans la Péninsule ; mais ils n’ont pas bien compris la raison précise pour laquelle, dans cette même Péninsule, les imitateurs doivent être sévèrement condamnés. Ce ne sont point des caprices de poète que les héros de Rousseau, de Byron, de Chateaubriand et de Goethe, mais bien la réelle personnification de la philosophie du XVIIIe siècle et de la philosophie allemande, la personnification des sociétés mêmes où ces philosophies ont régné. Par la manière dont ils se sont introduits dans l’histoire intellectuelle et morale des soixante dernières années, par l’ordre qu’ils ont suivi en se succédant ou plutôt en se complétant les uns les autres, on peut voir la marche et les progrès de ces philosophies ; on peut voir comment, de proche en proche, elles ont suscité en France, en Angleterre, en Allemagne, les sentimens généraux et les idées dominantes ; comment, enfin, elles ont dû enfanter une littérature qui, malgré ses écarts lyriques et ses apparentes contradictions, n’est au fond que l’expression exacte et rigoureuse, l’expression vivante de ces idées et de ces sentimens.