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l’avance mesure l’effort à l’obstacle. De là ces abattemens douloureux qui épuisent l’ame et la consternent bien plus encore que les fatigues de la lutte ; de là également, si l’excitation est trop vive pour aboutir au marasme, cette fiévreuse inquiétude, cette impatience convulsive que rien ne peut satisfaire et qui pourtant ne se rebute de rien. Voilà pourquoi, depuis le commencement du XVIIIe siècle, l’Espagne s’est tour à tour passionnée pour toutes nos idées et pour tous nos principes, et voilà pourquoi elle s’en est successivement détachée. Long-temps il en a été, si l’on nous permet d’employer cette image, de la température sociale en Espagne comme du climat des vallées appuyées aux derniers contre-forts des Pyrénées méridionales, entre les neiges de la Maladetta et les solitudes embrasées du Bas-Aragon, et où, quand le vent souffle de la plaine et de la montagne, se heurtent capricieusement et s’entre-détruisent toutes les saisons de l’année.

Cependant, grace au conflit de ces idées et de ces principes, l’esprit philosophique s’est peu à peu formé dans la Péninsule. On commence, au moment où nous sommes, à bien distinguer ce qui est réellement sympathique à l’Espagne, ce qui, en religion, en philosophie, en politique, répond le mieux à ses instincts, à ses traditions, à ses vieilles croyances, de ce qu’il lui est radicalement impossible d’admettre, ou de ce qui, chez elle, n’a excité que par surprise un engouement passager. Dès maintenant, nous pouvons le dire aux critiques et aux publicistes de l’Espagne qui, au nom de la monarchie et du catholicisme, s’élèvent aujourd’hui contre l’influence française : c’est par cette influence qu’ils sont devenus capables de comparer les opinions et les doctrines modernes, de les trier et de les juger, de condamner celles-ci et de se prononcer en faveur de celles-là, de prendre un parti décisif en religion, en politique, en philosophie. C’est de la France, quoi qu’ils en disent, que leur sont venues leurs croyances actuelles : comprennent-ils la monarchie et le catholicisme comme les comprenaient au XVIIe siècle les ministres de Philippe IV et les docteurs dégénérés d’Alcala ou de Salamanque ? De bonne foi, où en seraient-ils, si l’Espagne de 1700 ne s’était livrée sans réserve à l’influence française ? Que signifient d’ailleurs toutes ces récriminations contre un pays où l’immense majorité des esprits ne professe plus d’opinions qui au fond ne soient conformes à celles dont les écrivains espagnols poursuivent eux-mêmes le triomphe ? Pourquoi se donner les airs de ces Cauniens dont parle Valère-Maxime, qui, à l’époque où les initiés de Samos et d’Agrigente propageaient dans l’ancienne Italie les naissantes philosophies de la Grèce, couraient les campagnes en poussant des clameurs lamentables pour chasser de leur territoire les génies et les dieux de l’étranger ?

L’Espagne de 1844 est capable, nous le croyons, de s’ouvrir les voies nouvelles où les peuples qui se régénèrent ressaisissent leur originalité véritable ; à l’avénement de Philippe V, son éducation était à recommencer tout entière : on ne doit pas s’étonner que, durant cent cinquante ans, elle ait vécu exclusivement de nos maximes et de nos idées. Ce ne sont pas des époques de création que les époques où l’on se régénère : l’épi tout entier