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POÈTES ET ROMANCIERS CONTEMPORAINS.

le point géométrique capable d’irradier en tout sens et à l’infini. Seulement il ne saurait se passer du temps, qui est pour lui la condition vitale. Le temps est la succession des pensées : combien tel esprit en contient-il ? voilà la question. Tel écrivain tourne depuis long-temps dans le même cercle de sentimens et d’idées ; ou sa nature est pauvre, ou, plus souvent encore, sa volonté est faible. Il y a, il est vrai, des artistes d’élite dont les qualités sont plus éminentes que nombreuses, instrumens destinés à ne nous charmer que par quelques mélodies. Toutefois, si vous voyez une source poétique tarir soudain, ne vous hâtez pas de croire que la nature elle-même fait défaillance ; souvent elle ne paraît stérile que parce qu’elle n’est pas cultivée assez fortement. Le terrain semble désormais sec et aride ; sachez le remuer, sachez en creuser les entrailles à la sueur de votre front, et bientôt des eaux souterraines vous rapporteront en jaillissant la fécondité.

Nous avons sous les yeux des artistes et des écrivains qui ne marchent pas avec la vie. Ils restent ce qu’ils étaient-au début : ce qu’ils disaient en commençant, ils le répètent encore. Leurs procédés sont les mêmes ; leurs intentions principales et leurs moyens d’effet ne changent pas. On s’étonne de les trouver à la fois déjà si vieux et encore si jeunes ; car enfin ils entrent à peine dans la maturité, dans cet âge où l’esprit, lorsqu’il est bien conduit, est si énergique et sagement fécond. Il est un temps où l’imagination de l’écrivain l’emporte, il en est un autre où il la mène ; alors l’esprit est pleinement en possession, en jouissance de lui-même ; il ne va qu’où il veut, il atteint aussi loin qu’il l’a décrété. Il se contient : comme un coursier bien dressé, on dirait qu’il est rassemblé par une main habile pour mieux courir, et c’est en se modérant qu’il grandit. De nos jours, on est assez enclin à penser, nous le savons, que la force n’appartient qu’aux premiers feux de la jeunesse. Étrange erreur que les faits confondent. Vingt-un ans après avoir écrit Werther, Goethe composa Wilhelm Meister. Dans l’intervalle, le temps, l’étude approfondie de l’antiquité, une contemplation savante de la nature, l’expérience de la vie, la connaissance de l’homme, avaient décuplé les forces de l’artiste. Bossuet avait des cheveux blancs quand il couronna par un suprême effort d’éloquence ses oraisons et ses histoires, glorieuses filles de sa maturité. C’est à cinquante-sept ans que Kant publia sa Critique de la Raison pure ; neuf ans après, ses deux autres Critiques avaient paru, et il les fit suivre jusqu’à sa mort d’essais originaux où respire toute la vigueur de son génie. On voit que ce métaphysicien révolutionnaire ne manquait ni d’haleine ni de patience. Voltaire avait