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usages de l’antiquité. Ces deux chefs-d’œuvre étaient les Grenouilles d’Aristophane et l’Antigone de Sophocle. Un musicien célèbre, M. Mendelssohn, avait composé tout exprès des accompagnemens pour les chœurs ; les hommes les plus compétens, les membres les plus illustres de l’académie de Berlin avaient choisi les costumes, dessiné les décorations, réglé jusqu’aux plus minutieuses dispositions scéniques ; enfin, avec un peu de bonne volonté, tout honnête bourgeois de Berlin avait pu se croire, pendant quelques heures, assis sur les gradins du théâtre de Bacchus à Athènes, la quatrième année de la 84e" olympiade, sous l’archontatde Timoclès. Ce tour de force archéologique avait, disait-on, pleinement contenté les juges les plus difficiles. Antigone, surtout, représentée dans la plupart des grandes villes d’Allemagne, avait charmé partout les complaisantes imaginations de la jeunesse des universités et piqué la curiosité blasée des gens du monde, avides de toutes les nouveautés, même des nouveautés renouvelées de Susarion et de Thespis.

Je dois confesser, pour ma part, que l’annonce de cette merveille me trouva fort incrédule. Il me paraissait peu probable qu’on fut parvenu à montrer sur un théâtre de forme moderne, je ne dis pas une représentation fidèle du drame grec, avec ses pompes religieuses et civiques, mais seulement une faible esquisse d’un aussi splendide et aussi singulier spectacle.

A Paris, vers la même époque, un de nos poètes les plus disposés aux entreprises aventureuses et des plus capables de les mener à bonne fin cherchait, de son côté, les moyens d’opérer chez nous une pareille résurrection, et, pour que l’évocation de la muse d’Eschyle fût aussi complète que possible, il ne se proposait rien moins que de composer, sur un sujet et avec des matériaux grecs, une trilogie entière, c’est-à-dire de donner à son œuvre la forme la plus achevée qu’ait revêtue la tragédie ancienne. J’eus un entretien avec ce jeune poète à l’occasion de ce projet grandiose. Je dus lui exposer ma pensée sur l’impossibilité qu’il y a, suivant moi, à reproduire, avec les conditions scéniques actuelles, les formes extérieures du drame grec, fragment magnifique d’un ensemble aujourd’hui détruit. Autant je l’engageai à persévérer dans la partie poétique et littéraire de son projet, je veux dire dans la composition d’un drame conçu sous l’inspiration pathétique, large et simple de la tragédie grecque, autant je m’efforçai de le dissuader de tenter une contrefaçon de mise en scène, puérile si elle était trop imparfaite, et qui, par de bien nombreux motifs, me paraissait d’une réalisation fort improbable.