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Il ne faut pas craindre d’être sévère avec un poète de cette valeur. M. Herwegh, par son mâle talent et la richesse des ressources qu’il possède, mérite qu’on lui dise hardiment la vérité. La banalité des complimens qu’on lui a prodigués dans son pays doit moins plaire, j’en suis sûr, à ce ferme jeune homme, qu’une critique franche et nette. Pour le quitter plus courtoisement toutefois, et rester avec lui sur de beaux vers, je citerai une pièce tout-à-fait irréprochable, une des plus heureuses assurément qu’il ait écrites, la Promenade de Minuit. Le poète, comme le veilleur, comme M. Dingelstedt, marche la nuit par les rues silencieuses de la ville :


« Je vais et je viens avec l’esprit de minuit par les larges rues silencieuses. Que de larmes et que de rires, ici, il y a une heure à peine !… Maintenant on rêve. Le plaisir, comme une fleur, s’est flétri, et les plus folles coupes ont cessé d’écumer. Le chagrin a fui avec le soleil. Le-monde est las. Laissez-le, laissez-le rêver !

« Comme toute ma haine et toute ma colère se brise en morceaux, quand la lune, après avoir cessé de lutter contre le jour, verse sa lueur pacifique, fût-ce même sur les feuilles fanées des roses ! Aussi légère qu’un son, aussi muette qu’une étoile, mon âme glisse partout dans l’espace ! Volontiers elle descendrait, comme en elle-même, dans les rêves les plus secrets de tous les hommes !

« Mon ombre rôde derrière moi comme un espion. Je m’arrête silencieux devant la grille d’une prison. O ma patrie ! ton enfant trop dévoué a expié son amour cruellement, cruellement ! Il dort, et sait-il ce qu’on lui a ravi ? Rêve-t-il aux chênes de son pays ? rêve-t-il qu’il a sur sa tête la couronne du vainqueur ? ô Dieu de la liberté, laisse le rêver encore !

« Un palais gigantesque se dresse devant moi. Je regarde à travers les rideaux de pourpre comment un homme, en dormant, peut chercher son épée avec un visage coupable et chargé d’angoisses ! Son front est jaune comme sa couronne, ses mille coursiers écument en fuyant ; il roule à terre, et la terre s’ouvre. Laisse-le rêver, ô Dieu de la vengeance !

« Cette petite maison au bord d’un ruisseau, — quel étroit espace ! l’innocence et la misère se partagent ce lit ! Mais le Seigneur a donné le rêve au paysan pour le consoler des inquiétudes du jour. Avec chaque épi que déroule la main de Morphée, il voit son champ se couvrir de moissons d’or. Sa petite cabane devient grande comme le monde. O Dieu de la pauvreté, laisse-le rêver long-temps !

« Devant cette dernière maison, sur ce banc de pierre, je veux m’arrêter une minute encore en bénissant. Je t’aime fidèlement, ô mon amie, mais je ne t’aime pas seule. Éternellement, toi et la liberté, vous vous partagerez mon cœur. Deux colombes te bercent dans une lumière d’or ; moi, je suis entouré de chevaux sauvages qui se cabrent. Tu vois en rêve des papillons, et moi des aigles, Dieu de l’amour, laisse rêver ma bien-aimée ! «