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put dissiper ses exhalaisons méphytiques. Les entrailles de Clément rompirent le vase qui les contenait. Lorsqu’on le dépouilla de ses habits pontificaux, une grande partie de sa peau y demeura collée. La chevelure resta tout entière sur le coussin de velours qui soutenait la tête, et un simple frottement fit tomber tous les ongles l’un après l’autre. Arrêtons-nous : cette hideuse esquisse suffira ; peut-être a-t-elle déjà révolté le lecteur.

Le fait était trop évident pour être sacrifié à des considérations particulières : personne dans le moment ne douta d’une mort violente. Les médecins avaient parlé bien bas, les funérailles parlèrent trop haut, et Rome entière s’écria alors : Clément XIV a péri par l’aqua tofana de Peruggia[1]. Les dénégations vinrent plus tard. Cet évènement passe encore pour un problème historique. Selon les uns, ce ne fut pas le poison, mais la crainte du poison, qui donna la mort à Clément XIV ; selon d’autres, Ganganelli fut tué par le remords. La crainte, il l’éprouva sans doute, mais elle ne l’avait pas attaqué jusque dans les sources de la vie. Le remords, il ne s’y livra que dans les accès de la démence, et il en parut tout-à-fait exempt plus d’un an après la suppression. Pourquoi des regrets si tardifs ? Quel crime avait-il commis dans l’intervalle ? Le remords admet-il un ajournement ? D’ailleurs, s’il est facile d’opposer le raisonnement au raisonnement, il est moins aisé de combattre des témoignages respectables. C’est la base de tous les procès, et dans celui-ci on ne saurait récuser Bernis. Ce cardinal a toujours été persuadé de l’empoisonnement de Clément XIV, et un tel témoin est trop important pour que ses paroles ne se trouvent pas consignées ici. Ce qu’on va lire est extrait de la correspondance officielle de Bernis avec le ministère français. Le cardinal commence par le doute, mais son hésitation même, qui prouve sa franchise, le conduit d’autant mieux à la découverte de la vérité. Il y arrive pas à pas.

« 28 août. Ceux qui jugent avec imprudence ou malice ne voient rien de naturel dans l’état du pape ; on hasarde des raisonnemens et des soupçons avec d’autant plus de facilité, que certaines atrocités sont moins rares dans ce pays-ci que dans beaucoup d’autres. — 28 septembre. Le genre de maladie du pape et surtout les circonstances de la mort font croire communément qu’elle n’a pas été naturelle… Les médecins qui ont assisté à l’ouverture du cadavre s’expliquent avec prudence, et les chirurgiens avec moins de circonspection. Il vaut mieux croire à la relation des premiers que de cher-

  1. Gorani, ennemi déclaré du saint-siége, nie pourtant l’empoisonnement.