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plain-pied avec l’orgie. A coup sûr la vigilance de la critique peut changer le sort des armes, et le jour où, après avoir long-temps prêché le calme, le désintéressement, le travail, elle verrait naître, sous ses inspirations, au théâtre et dans le roman, aux deux endroits les plus infestés, quelques talens nouveaux, ce jour-là elle aurait vaincu, car l’arrivée des talens nouveaux marquera la fin de cette triste période : les coryphées d’aujourd’hui seront aussitôt écrasés par la roue de leur propre char de triomphe.

Le rôle de la critique est donc tracé : au milieu du relâchement des consciences littéraires, des débauches, du gaspillage, de la soif d’argent, elle ne doit pas se lasser de répéter que la meilleure habileté, c’est d’être honnête, et que le meilleur moyen de gagner de l’argent, d’en gagner long-temps, puisque absolument en ce temps-ci il faut parler de cela, si l’on veut se faire entendre, c’est de ménager les forces de son intelligence. Elle doit dire et redire que l’économie, dans les travaux de l’esprit, c’est presque de la fortune, et que l’ordre est la vie de l’imagination.

Lieux-communs et déclamations de critique et de moraliste ! dira-t-on sans doute. Nous acceptons le reproche. Il est un moment où il faut rappeler certaines choses que tout le monde sait, c’est lorsque chacun les oublie. Quand cela peut être utile, il ne faut pas craindre d’avoir trop évidemment raison. Si l’utilité justifie, nous parlons à propos. En quel temps fut-il plus nécessaire de rappeler à l’écrivain les notions les plus simples de bon goût et de moralité qu’en ce temps d’agiotage littéraire ? Vraiment il ne s’agit plus de questions d’école, de quelques formes plus ou moins importantes, ou plus ou moins vaines ; il s’agit de l’honneur, de la dignité des lettres. La crise est grave ; c’est un triste moment pour une littérature lorsque le cœur gâte l’intelligence, et que le goût s’en va parce que l’âme baisse. Oh ! comme l’intègre Vauvenargues disait vrai en proclamant qu’il faut avoir de l’âme pour avoir du goût ! Oui, la conscience est la force de l’écrivain. Est-ce encore un lieu commun, cela ? Eh bien ! c’est avec de tels lieux communs que les lettres françaises seront sauvées, car elles se relèveront. Il n’y a pas de pays au monde où les fautes comme les malheurs se réparent plus vite que chez nous ; et ceux qui, à la vue de tous ces dérèglemens de la conscience et de l’imagination, désespéreraient de l’avenir de notre littérature, ceux-là ne se douteraient point des inépuisables ressources de l’esprit et du cœur dans la patrie du bon sens et des généreuses pensées.


PAULIN LIMAYRAC.