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Ces menaces ne tardèrent pas à se réaliser. Les élèves et les novices furent renvoyés à leurs parens, l’enseignement public, l’assistance des prisonniers, interdits aux ignatiens, et plusieurs d’entre eux jetés dans les prisons.

Ces préliminaires achevés, Ganganelli n’hésita plus ; il se fit apporter le bref, le relut, leva les yeux au ciel, prit la plume et signa ; puis, regardant son ouvrage, il dit en soupirant : « La voilà donc cette suppression ! Je ne me repens pas de ce que j’ai fait !… Je ne m’y suis déterminé qu’après l’avoir bien pesé !… Je le ferais encore, mais cette suppression me tuera, questa suppressionne mi dara la morte. »

Enfin, le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor parut. Nous ne rapporterons pas ici cette pièce mémorable ; elle est partout. Aussitôt après la promulgation du bref, les prélats Macedonio et Alfani se rendirent à la maison professe du Gesù. D’autres prélats prirent en même temps la route des nombreux établissemens qui dépendaient de l’ordre. Les soldats corses qui les suivaient s’en emparèrent dedans et dehors. On assembla les religieux de la société, et le bref qui les dissolvait leur fut lu par l’organe des notaires. Les scellés étant mis sur les maisons de l’ordre, les députés en confièrent la garde à la force armée et se retirèrent. Le jour suivant, on ferma les écoles, les jésuites cessèrent leurs fonctions, et leurs églises furent immédiatement desservies par des capucins. Le même jour, on transféra l’ancien général de la maison professe au collège des Anglais. Dépouillé des marques de sa dignité, revêtu des habits d’un simple prêtre, il fut gardé à vue, avec un frère lai pour le servir. La dissolution de son ordre l’avait frappé d’une douloureuse surprise ; de son propre aveu, il ne s’attendait qu’à une réforme. Son procès fut commencé ; une commission l’interrogea ; il répondit avec simplicité. Cet interrogatoire est dénué d’intérêt. Ricci s’étendit sur l’innocence de la compagnie, protesta qu’il n’avait ni caché ni placé d’argent, mais il convint de ses rapports secrets avec le roi de Prusse. Les commissaires traînèrent l’instruction en longueur ; enfin, après avoir épuisé toutes les ressources d’une subtile procédure, on incarcéra l’ex-général au château Saint-Ange. Il fut traité avec une rigueur que les ennemis même des jésuites n’attendaient ni n’exigeaient d’un pape[1]. Les encyclopédistes exaltèrent le courage et la philosophie de Clément XIV ; apothéose intéressée et factice qui n’était qu’une tactique de parti.

  1. Processo fatto al sacerdote Lorenzo Ricci, gia generale della compania di Gesù.