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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

dans un épais brouillard qu’il a pris pour le troisième ciel, et de ce troisième ciel s’est précipité, sans parachute, sur le théâtre, le drame moderne à la main. Le drame moderne a été meurtri, brisé du coup ; cependant, tout disloqué, il a voulu faire le beau devant la rampe ; on a sifflé, et il a disparu par le trou du souffleur. Qu’importe ? sans peur et sans reproche, le romancier s’est remis de plus belle à la construction de cet immense imbroglio qu’il donne pour un vaste poème, gigantesque Babel qu’il élève à la gloire du siècle, et qui s’écroule à mesure. Ses échecs ne l’éclairent pas, et ses prétentions, ô mystères insondables de la vanité ! augmentent à proportion que son talent diminue.

Une autre victime, dont on trouverait le mausolée, si l’on cherchait bien, n’est-ce pas ce romancier qui, sans style original, sans grande finesse ni véritable profondeur, savait intéresser et tenir son auditoire en suspens avec son récit nerveux et dramatique ? Fécondé par le travail et la réflexion, ce talent aurait incontestablement grandi, et, en améliorant les qualités qu’il possédait, aurait acquis une partie de celles qu’il n’avait point. C’est le contraire qui est arrivé ; il n’a rien acquis et a beaucoup perdu. Énergique et commun, il émouvait les lecteurs et surtout les lectrices, le diable aidant. Le diable n’aide plus, à ce qu’il semble. Le récit décoloré se traîne, n’a plus rien de saisissant, et porte partout les traces de la fatigue et de l’épuisement ; cet esprit est à fond de bourse, et, en attendant la rentrée problématique de quelques capitaux, il se plaît à arranger, pour le boulevard, Roméo et Juliette en prose de mélodrame. Sans doute il ne serait jamais sorti de cette imagination une de ces créations ravissantes qui enchantent et font verser de douces larmes, mais on ne saurait dire à quels effets de vérité et de pathétique aurait pu atteindre un écrivain qui avait débuté en peintre si vigoureux d’un monde si corrompu. Il a voulu se perdre. Encore un exemple frappant de l’abus de la prospérité en ce temps-ci. Chacun croit son bonheur inépuisable ; pour défier le destin, on jette son anneau à la mer, et on ne le retrouve pas sur sa table dans le ventre du poisson merveilleux.

J’entends dire qu’il y a en ce moment un romancier qui, loin d’être à terre, est sur une sorte de pavois. Je le savais, et j’ai ici même expliqué son triomphe. Les écrivains ont leur étoile ; celui-ci a toujours joué de bonheur. Jeune, il s’embarqua sur un bâtiment de Cooper, et après quelques traversées favorables, avec une assez mince pacotille, il fit une assez jolie fortune. Sur terre l’attendaient encore de meilleures chances qu’il n’a pas laissé échapper, Dieu merci, et