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s’engagent ou se dégagent pour un billet de banque de plus ou de moins. Condottieri de l’imagination, ils servent partout où l’on paie, et Dieu sait à quels moyens ils ont recours pour battre monnaie le plus possible. Celui-ci refait ses anciens ouvrages, vit sur ses anciennes créations qu’il appauvrit et défigure, ou bien met en roman ses amis et connaissances, ce qui économise les frais d’invention. Celui-là, qui a la plume si preste, et qui tracerait, s’il le voulait, de si gracieuses pages, prête sa signature, comme une illustration de plus, à un livre qu’il n’a point écrit : gentilhomme qui fait trafic et déroge, il donne son nom à l’enfant d’un bourgeois, s’inquiétant peu de savoir comment ce nom sera porté. Un troisième trouve commode de découper aujourd’hui deux volumes dans Benvenuto Cellini, et d’en bâcler quatre demain avec je ne sais quels mémoires apocryphes ; il prend de toute main, et a établi des ateliers de confection où il exploite une industrie qui a été oubliée dans la dernière loi sur les patentes. Mais quoi ! au bout de l’an, il aura fait une bonne levée, et aura mené un train de fermier général.

Au moins ceux-là n’affichent pas de doctrines, ils laissent clairement entendre que ce qui les touche le moins, c’est la foi à un principe, et ils peuvent, sans passer pour trop inconséquens, s’enrôler sous tous les drapeaux. En est-il de même pour ceux qui font parade de croyances ? Voyager d’un camp à l’autre, ne serait-ce pas alors comme une forfaiture ? C’est une question délicate que je soumets à leur conscience, ne doutant pas que, devant ce juge, elle ne soit résolue comme il convient. En attendant, cela complique l’anarchie, et ne forme pas un des traits les moins saillans ni les moins tristes du tableau. Il y avait une imagination brillante qui possédait le don de charmer en contant, et qui, en quelques années, avait peuplé les mémoires d’un essaim de poétiques figures. C’était un talent plein de lyrisme qui n’en maniait pas moins avec prestesse la baguette magique de Fielding et de Richardson. L’avenir souriait, et la gloire n’était pas loin ; mais, un jour, poète et femme, elle se laissa entraîner hors de son chemin, et se jeta dans les théories exagérées d’un insoutenable socialisme. Dès-lors, ses charmantes fictions se changèrent en homélies qu’on trouva longues. Le mot terrible qui doit être l’effroi du conteur errait sur toutes les lèvres, et arriva sans doute jusqu’à ses oreilles ; elle n’écouta point, et s’égara de plus en plus dans les abstractions philosophiques et les rêveries socialistes. Cependant, comme la bonne foi est une circonstance atténuante, l’on était indulgent. L’ardente prêcheuse semblait si inflexible dans ses convictions nouvelles, et c’est