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fantaisie. Sensible et moqueur, toujours entre une larme et un sourire, larme vraie, sourire ironique ; Werther mêlé de don Juan, mais esprit français avant tout, parlant la véritable langue des vers, il accroche sa lyre aux murs de sa chambre, et s’il la détache quelquefois, ce n’est que pour en tirer quelques délicieux accords et nous donner plus de regrets. Quand on a reçu le don sacré, on n’a pas le droit de se renier ainsi. Une pareille abdication est une impardonnable faute. Qu’aurait dit la muse, si Byron (qu’on ne veut comparer à personne), jetant sa plume dans la lagune, n’eût voulu que s’ennuyer au Lido, ou si Torquato, oubliant sa Jérusalem, se fût fait lazzarone ?

Naturellement, sur ces entrefaites, la poésie ne prospère pas, et ses défauts grossissent à vue d’œil. — La réunion des vertus qui semblent opposées, telles que la prudence et le courage, la bonté et la fermeté, constitue les grands caractères ; de même la réunion des qualités de style qui semblent contraires constitue les grands poètes. Ainsi, la vraie poésie sait allier la sobriété à l’abondance, en évitant d’une part la sécheresse, et de l’autre la prodigalité ; en un mot, elle sait être riche. C’est là un des précieux secrets de l’art. Sans lui, le luxe est un clinquant qui laisse des doutes sur la fortune du maître, si ronde qu’elle soit d’ailleurs, tandis que, grâce à lui, tel paraît opulent qui n’est que dans l’aisance. Il est trop prouvé que la poésie contemporaine ignore le rare secret, et qu’elle dégénère faute de le connaître. Dès le début, on avait bien remarqué chez les plus notables talens une tendance à la profusion d’images ; mais qui aurait cru qu’on arriverait si rapidement à la conséquence extrême, au dernier terme de l’abus ? La précision est française ; le défaut contraire est d’importation. Or, il semble que l’imagination ne devrait se fournir à l’étranger que de belles choses, et ces belles choses même, elle ne peut les obtenir que tronquées, comme lord Elgin, qui ne put rapporter à Londres qu’en les brisant les marbres du Parthénon. Quoi qu’il en soit, notre poésie flotte dans le vague, et ne sait plus s’arrêter à la limite voulue. Aujourd’hui un poète est comme un voyageur dont le but serait d’aller à Rome, et qui, arrivant à Rome sans s’en apercevoir, continuerait son chemin. Les strophes se déroulent en se répétant à l’infini. On déploie cent vers où vingt suffiraient, et le charme est rompu. La sirène allonge indéfiniment sa chanson, et fatigue au lieu d’enchanter. Étonnez-vous du discrédit profond dans lequel est tombée la production poétique ! Pendant que l’improvisateur, sur le môle, arrondit des périodes vides, et entasse d’incohérentes et riches images, n’est-il pas tout simple que le public s’esquive et le laisse dans une