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quand elle ne pouvait faire mieux. Il n’y avait donc alors que demi-mal, et il existait encore des digues contre le torrent ; mais, aujourd’hui, toutes les digues sont renversées. Avec l’influence d’en haut, les saines influences intermédiaires ont disparu ; il n’y a plus de solidarité dans les lettres ; si l’on s’associe, ce n’est que pour une question de salaire, et pendant qu’on appartient à une association qui semble consacrer les principes de sympathie et de fraternité, on se retire dans son égoïsme comme dans une forteresse. L’art s’étant transformé en champ de foire, où chacun veut vendre le plus cher possible, on considère tous les voisins comme des concurrens dangereux, et l’on vit dans un tel état de méfiance mutuelle, qu’un bon conseil donné naïvement serait pris pour une adroite perfidie. L’amitié littéraire n’est plus de saison : cette Égérie mystérieuse s’est enfuie du bois sacré, qui a été abattu et est devenu un grand chemin. En outre, la critique a presque partout donné sa démission ou trahi son devoir. Elle brille par son absence dans la presse quotidienne. Dès que les romanciers devinrent les habitués de la maison, il était bien évident que la critique du lieu perdrait ses droits sur leur compte, et qu’il ne lui serait permis de parler de leur talent que pour le surfaire. Là où il devait rencontrer des juges, le romancier a en effet trouvé des complices, et l’imagination a été livrée ; sa robe a été tirée au sort, et de part et d’autre on a spéculé sur ses dépouilles.

Ainsi, pour nous consoler de nos pertes et suppléer à tout ce qui vivifie puissamment une littérature, nous avons un honteux agiotage, qui s’est établi en maître dans le domaine de l’art et a fait descendre la pensée au rang d’une marchandise vulgaire. L’écrivain n’est plus l’artiste enthousiaste et consciencieux qui aime son œuvre ; c’est un imprésario cupide, qui, en faisant jouer sa pièce, songe avant tout à la recette. Ne lui demandez pas de quel côté son inspiration le porte de préférence, et dans quel endroit choisi il se sent le mieux en possession de ses forces. Une vocation distincte pour une branche de l’art est un embarras des plus gênans : la meilleure vocation est celle qui rapporte le plus. Tous les genres et tous les sujets sont bons, quand il y a de l’argent à récolter. Par malheur, ce ne sont pas seulement les talens épuisés, aux abois, qui pensent ainsi ; le débutant d’hier qui n’a pas encore fourni sa première course s’enrôle hardiment sous cette triste bannière, et croit bon tout au plus pour des Gérontes le soin de mériter une pure renommée qui vient à pas lents, de précieux suffrages qui se font attendre. Comme il se moque du jeune homme d’autrefois, qui s’imaginait sérieusement qu’il n’était pas permis de