Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/797

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’homme de génie ; je le nomme de ce nom, jamais Chatterton n’a été jeune. Produit unique et monstrueux, cet enfant-vieillard, « avait l’air, dit le docteur Gregory, son biographe, beaucoup plus âgé qu’il n’était ; son front était haut, sa physionomie grave et virile ; son œil, gris, brillant et perçant, s’enflammait toutes les fois qu’on parlait de gloire. « Moi, dit-il à sa mère un jour, je ne suis qu’un enfant, mais je soutiens que Dieu a donné à toutes ses créatures des bras capables d’atteindre à tout, si l’on veut les étendre ! » — La maxime est fausse, et cette lutte contre l’impossible l’a perdu, comme Napoléon.

J’estime les faux poèmes de Rowley infiniment supérieurs au faux Ossian de Macpherson ; cependant Chatterton n’a point exercé sur son temps une influence comparable à celle de Macpherson ou de De Foë ; son talent, aussi puissant que réel, n’est plus suffisamment apprécié de nos jours. L’Écossais, homme heureux, savait seulement fondre dans un harmonieux ensemble les élémens disparates de ses études ; Chatterton possédait le sentiment intime du passé chevaleresque. Dans sa vieille église de Redcliffe, cet enfant avait inventé le XVe siècle ; il retrouvait le moyen-âge avant Walter Scott. Voici le tournoi, la bataille, les casques, les armures, les vitraux gothiques, — moines passant sur le pont, — consécration de l’église, — bannières, pennons, haches, cimiers. Sa sympathie avec le passé et les temps gothiques coule dans son sang et se répand naïvement dans ce qu’il écrit. Ce qu’on peut reprocher à ses vers, c’est de manquer de fraîcheur et de jeune sève, d’être un fruit de l’orgueil et du courage, plutôt qu’un déploiement facile et intérieur de l’émotion réfléchie. Ces poèmes n’ont pas cinq siècles, comme le veut l’enfant de Bristol ; ils ont cinquante ans. C’est un été prématuré, une grappe trop tôt mûrie. Macpherson avait été prudent ; qui sait le keltique ? où sont les modèles ? Mais, en fait de vieil anglais, les points de comparaison, Chaucer, Lydgate, Wycliffe, existaient, trouvaient des lecteurs studieux et dévoilaient la fraude.

Chatterton se laisse deviner sans peine ; on ne discuta guère l’authenticité de Rowley, et, une fois convaincu de mensonge, un noble talent perdit sa valeur. Contemplées cependant sous le demi-jour du passé comme les vieilles statues sous le vieux porche de son église, les strophes du jeune homme apparaissent dignes d’une grande estime ; elles sont taillées à vives arêtes, creusées et fouillées avec soin, noblement et profondément sculptées ; elles se détachent avec un relief vigoureux, de sévères contours, une fermeté de dessin virile. Sans doute il avait plus d’énergie que de souplesse ; la naïveté lui