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tous ceux qui avaient voyagé avec lui. Plus il avance, plus on voit s’épanouir et s’exagérer ce développement du moi, maladif et tel que nous avons pu l’admirer récemment. Arrivé à Londres, il accable d’injures Bristol, sa patrie ; « c’est un misérable hameau ! » — la gloire et le bonheur sont à lui d’avance ; il a fait insérer un article dans un journal et se croit l’empereur du monde. — « Dites à toutes vos connaissances de lire le Magasin du Franc-Tenancier ! » — Il écrit à ses amis qu’il les protège, « qu’ils aient à lire le Franc-Tenancier ! » — «J’ai fait, dit-il, connaissance d’un homme très important, au parterre de Drury-Lane ; » cet homme important est commis dans un magasin de soieries. Le monde a les yeux fixés sur lui, Londres ne pense qu’à lui seul ; — c’est le moi qui le dévore. Hélas ! grâce à ce moi terrible, l’enfant est ingrat ; il ne se souvient pas de ce bon chirurgien antiquaire qui a payé trop cher ses parchemins falsifiés, de cette bonne sœur qui l’a aimé et qui l’aime encore. Il se trompe sur toutes choses, et se croit maître de toute grandeur et de toute science. Il vit au café, car il faut, dit-il, qu’il aille dans les bons lieux, qu’il s’habille bien et visite les théâtres ; il nage dans la béatitude de son avenir, tant est vive l’ivresse de ses espérances, depuis qu’il est venu se plonger vivant dans la cuve ardente de Londres. « Tout le monde le recherche, la ville et la cour ; quand on est auteur, il suffit de s’y entendre un peu pour deviner, imiter et déjouer les ruses des libraires. » Il avait le vertige ; au sommet de son rocher et de sa gloire fantastiques, il ne voyait pas le tombeau qui s’ouvrait et la misère béante.

C’était l’époque de lord Bute l’Écossais, un grand mouvement politique sans vertu et sans vergogne qui succédait au ministère de Walpole ; Junius, cet autre pseudonyme qui s’explique de lui-même après tout ce que nous avons dit, écrivait ses lettres ; la guerre des pamphlets était violente. Toute moralité se détruisait dans l’apothéose du succès. Le jeune homme embrassa ces principes, ou plutôt cette absence de principes, avec une ferveur inouïe, déterminé à écrire, pour qui le paierait, satires ou panégyriques, et formant d’avance un calus sur sa conscience ; ce n’est pas le vice de l’homme, mais l’œuvre du temps. « Les patriotes cherchent des places, les ministres voudraient garder les leurs. Il serait bien maladroit, dit-il à sa sœur dans sa corruption naïve, celui qui ne saurait pas écrire des deux mains, blanc et noir, à droite et à gauche, pour et contre ! » La sainteté de la pensée lui est inconnue ; quand tous les partis ont soutenu toutes les opinions, il n’y a plus de foi que dans la victoire. « Du côté des patriotes, dit-il, on ne gagne pas un sou, ce n’est pas la peine ; il