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un Ossian et se mit à en déclamer plusieurs passages, s’écriant à chaque ligne : « Voilà qui est beau ! »

La brume d’Ossian s’évapora vite en Angleterre, pays pratique ; elle se répandit en Allemagne, où Klopstock gagna cette contagion et la propagea. Toute l’Italie en fut atteinte ; la poésie espagnole y céda : Florian et Gessner, déguisés sous un air farouche, innocente barbarie, usurpèrent la poésie et la peinture ; il y eut de mauvais opéras, un déluge de romances, des Moïna, des Malvina, des Témora sans nombre ; un peintre représenta les cuirassiers de Bonaparte reçus par les vierges d’Ossian dans le palais de Fingall ; la critique admira cette caricature dithyrambique. Bonaparte avait mille raisons pour aimer Ossian, qui ne le troublait d’aucune manière, qui chantait le courage et la bataille, et s’abstenait d’idées philosophiques ; il ne fallait pas de poésie vraie ni de musique passionnée à cet empereur qui disait à Cherubini : — « Vous faites trop de bruit, j’aime mieux Paesiello. — J’entends, répondit l’Italien, vous voulez de la musique qui ne vous dérange pas. » — Ossian ne dérangeait personne ; les critiques du temps, si délicats, n’osèrent pas se moquer des cuirassiers français embrassant les walkyries dans les nuages, ayant chacun sur leur cimier une étoile nuageuse, et traversant en grosses bottes, le sabre à la main, les vapeurs légères et les lacs solitaires.

Nous autres Français, nous marchâmes bravement, malgré le ridicule, à l’avant-garde de l’ossianisme. L’emphase d’Ossian et d’Young convenait aux temps précurseurs de notre révolution. Voyez plutôt ; vers 1780, on ne peut sortir de Paris sans épopée, ni de France sans emboucher la trompette. Si Diderot met sa robe de chambre, il fait une ode ; que l’abbé Raynal essaie l’histoire du poivre et de la cannelle, les dithyrambes éclatent ; la fièvre se répand dans les phrases, et le plus petit événement enfante un monde de points d’exclamation. Vertot et Mably mettent en roman l’histoire, Jean-Jacques Rousseau la politique et la morale, Barthélémy l’érudition, Mesmer la médecine, Buffon la nature, Levaillant les voyages. Notre monde blasé cherche le roman dans les sévérités de la loi ; Beaumarchais triomphe ; Mirabeau prélude à sa puissance politique par le roman de la vie privée. Lent au commencement du siècle, le mouvement se précipite avec fureur. Dans cette fermentation universelle et passionnée, l’ossianisme avait beau jeu, surtout embelli et falsifié par le savoir-faire de Letourneur, qui le fit accepter comme sublime par les contemporains de Mirabeau.


En 1770, peu de temps après Macpherson, Chatterton se montre :