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l’autre qui s’était affilié aux Scandinaves par les longues études de sa retraite et par ses odes imitées des skaldes[1], séduits d’abord par l’Homère kelte, séduisirent à leur tour l’homme du monde et le courtisan. Des gens de goût furent dupes ; mais ce n’est pas tout que le goût, il faut encore la rectitude et la sévérité. Dans la bruyante dispute qui s’éleva en 1768 sur l’authenticité d’Ossian, toutes les intelligences fines et faibles, tous les talens agréables et doux, se rangèrent du côté de la ruse ; Blair, Mackenzie, Home, Écossais d’une école aimable et énervée, défendirent Macpherson ; le lexicographe Samuel Johnson, Voltaire et Hume le combattirent. Mais le coup était porté ; le falsificateur avait remué des passions générales à la fois et particulières, des inclinations mystérieuses et avouées, des goûts reconnus et naissans, des instincts éclos et des instincts vagues. Il se fit un grand bruissement autour de son œuvre, que Letourneur, autre habile homme, accommoda pour notre usage ; le style biblique nous aurait déplu : Letourneur le civilisa. Le précepteur écossais avait délayé les vieilles ballades en style d’Isaïe et d’Homère ; le traducteur français ajouta le mensonge d’une élégance plus française à ce mensonge d’une grandeur biblique ; enfin Cesarotti, un peu plus tard, y ajouta le dernier mensonge d’une grâce italienne, et d’altération en altération, de raffinement en raffinement, l’Europe fut vassale de ce monde idéal des Moïnas, des Temoras et des Selmas, avec sa lune toujours pâle et toujours riante, et le parfum musqué de ses sauvages déserts.

On était très heureux de la découverte keltique ; nos pères croyaient à cette vie sauvage, comme nos aïeux, vers le commencement du XVIIe siècle, avaient eu foi en Céladon, que le druide Adamas escortait[2]. Cette frénésie pour la nature, cette ardeur pour la solitude, ce fanatisme pour les héros primitifs coïncidaient avec la mélancolie d’Young et les cris de Jean-Jacques Rousseau ; Goethe, dans sa douce et grave solitude de Francfort, se nourrissait de cette lecture qui préparait Werther et qui annonçait lord Byron ; tous les héros ossianiques passent en longues files nuageuses devant le jeune homme prêt à mourir. Si De Foë, le fabricateur de personnages calvinistes, avait fait la leçon à la première moitié du siècle, nous tous, enfans de ces derniers temps, nous avons été bercés dans les vapeurs ossianiques : les plus grands, les plus purs d’entre nous ont passé par là ; tous ont connu cette blessure, la haine de la société, l’amour de la vie

  1. Woe to thee, ruthless king, etc.
  2. Voyez l’Astrée.