Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/772

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les doctrines sociales, auxquelles il consacra tous les instans de sa vie, mentit pour mieux réussir ; il fallut cent trente années pour dissiper ce mensonge et déchirer le tissu vigoureux de ses fictions, fortes comme la réalité.


Une fois que notre pied a posé dans ce monde de la fraude sévère, adoptée et consacrée par un homme tel que Daniel De Foë, nous ne nous étonnerons plus d’aucun artifice victorieux. Nous connaissons les gens auxquels il avait affaire, ceux qui détestaient le pape et maudissaient les superstitions papales, mais qui croyaient à Mme Veal, laquelle était apparue à son amie Mme Bargrave. Vers la même époque, entre 1715 et 1730, la population calviniste d’Angleterre se laissait duper par un autre mystificateur moins honnête et moins sérieux que Daniel. C’était encore un Français. A force d’errer à travers l’Europe et d’y jouer tour à tour l’escroc, le pèlerin, le protestant, le catholique, le marchand, le porteballe et le soldat licencié, il devint passé maître dans l’art d’exploiter à son profit la crédulité humaine, et s’éleva en ce genre jusqu’au point le plus élevé auquel ses confrères aient pu prétendre. Son expérience lui avait appris un secret : le cœur humain s’intéresse aux étrangers plus qu’à nos voisins, à un Chinois plus qu’à un Allemand, et à un Allemand plus qu’à un homme de notre province ; la pitié pour l’infortune augmente en raison de la distance. Il choisit donc une localité très éloignée et se fit passer pour un exilé japonnais, né dans l’île de Formose. En répétant le récit de ses aventures, il se l’assimila, se l’incarna, et finit par y croire ; engagé comme soldat, il fit les délices de sa chambrée par les narrations tous les jours plus dramatiques de sa vie japonnaise et formosane. C’est là le commencement de son succès littéraire.

En garnison au fort de l’Écluse, il attire l’attention d’un prêtre intrigant, aumônier du régiment, qui voit dans cet imposteur hardi et obstiné l’échelon de sa propre fortune. Nos deux fripons s’entendent sans mot dire. Innés, c’était le nom de l’aumônier, convertit l’aventurier, qui se laisse faire ; on conduit le converti chez l’évêque de Londres, qui le comble de faveurs, d’argent et de caresses, pendant que le convertisseur recevait pour sa peine un bénéfice ecclésiastique. Notre Japonnais avait trop de tact pour ne pas continuer une comédie de si bon rapport. Non-seulement il se mit à manger de la viande crue et des racines, mais, pour compléter sa fraude, il inventa un alphabet formosan, une langue formosane, traduisit la Bible dans ce dialecte dont il était créateur, vécut largement aux dépens de ses dupes et