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LES PSEUDONYMES ANGLAIS.

des histoires pour les soutenir. Ces histoires une fois soupçonnées de mensonge, tout croulait à la fois. Était-il vrai ou faux que mistriss Veal s’était convertie et qu’elle avait eu une vision à l’heure de la mort ? Les paroles et les fautes attribuées aux royalistes par les Mémoires d’un Cavalier étaient-elles authentiques ou controuvées ? C’était toute la question. Il ne s’agissait pas de talent ; il fallait en oblitérer la trace, créer de nouveaux témoignages, leur donner tous les caractères de la vérité, faire patoiser un paysan, conserver à la femme galante son jargon de fausse élégance, empêcher tous les masques de se détacher, tout le fard de tomber, consommer le mensonge, et permettre à peine à la postérité de se demander si Robinson n’a pas vécu, si Roxana n’a pas écrit, si le Cavalier n’a pas existé en chair et en os. Autrement la cause était blessée à mort, et Daniel De Foë déshonoré.

La discussion ne s’engageait pas sur le mérite de ses œuvres, mais sur la vérité de ses récits. La seule vision de mistriss Veal produisit une bibliothèque de pamphlets. Où est mistriss Veal ? Elle est morte. Exhibez son acte de décès. Daniel de Foë le fabriquait. Quelles personnes l’ont connue ? Qui servira de témoin à sa vision ? Daniel De Foë ne restait pas à court ; il avait sous la main un cordonnier, un layetier et un marquis français, qui certifiaient l’existence de la défunte. De Foë imprimait leurs lettres ; on sait de quelle plume et de quelle écritoire elles sortaient. Le cordonnier écrivait I vill pour I will, comme le peuple ; le layetier citait la Bible et avait des prétentions ; le marquis français se donnait pour un courtisan qui méprisait « ces disputes de savetiers religieux, mais qui croyait devoir à son honneur de gentilhomme français de ne pas laisser soupçonner un honnête homme accusé de mensonge. » J’ai donc raison de dire que De Foë était un faussaire, un honnête faussaire. Voulait-on le pousser dans ses derniers retranchemens, réclamait-on l’adresse du layetier, la présence du marquis, le signalement du cordonnier, il se trouvait que le layetier était parti pour l’Écosse, que le marquis était mort, que le cordonnier, mauvais sujet, avait disparu ; ce qui était attesté par gens graves, honnêtes bourgeois, auxquels la féconde invention de notre ami ne faisait jamais défaut. On pouvait bien harceler sa patience : on allait jusqu’à l’exposer en place publique, un jour qu’il avait inventé un ministre anglican par trop odieux ; mais on n’épuisa jusqu’à la fin de sa vie ni sa création, ni son imperturbable et innocent mensonge.

On a beaucoup loué dans ces derniers temps la vérité minutieuse et