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à faire un Rancé tout d’une pièce, ce que n’est aucun homme, pas même lui. Pour faire un vrai Rancé, il y a un coin de monde à introduire, un ressort moral à toucher, une fibre secrète à atteindre que l’orthodoxie des contemporains ne cherchait pas et n’admettait pas. L’illustre biographe qui vient d’aborder l’homme sous le saint l’a bien senti, il a jeté tout d’abord un coup d’œil de connaissance sur cette haine passionnée de la vie, sur cet amour amer de la mort ; le côté fixe et glorieux de l’éternité y a un peu faibli. En introduisant ainsi les reflets d’alentour, en entr’ouvrant chez Rancé la porte aux souvenirs, l’illustre biographe a moins encore obéi à un dessein suivi qu’à un retour irrésistible. Lui aussi, en touchant ce seuil du cloître, il a été repris des fantômes. Génie inconsolablement mélancolique, imagination inépuisée, il a évoqué cette existence mortifiée avec un cœur relaps à la jeunesse. L’austérité extrême du sujet l’a rejeté d’autant plus vers les images voltigeantes. René, il y a plus de quarante ans, invoquait l’aquilon et les orages qui le devaient enlever comme la feuille du dernier automne ; et ici, toujours le même, voilà qu’il s’est mis à regretter l’aubépine des printemps : « Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs ! » En vain, au début du livre, par manière de prélude, il se disait en une de ces paroles, telles que seul il les sut trouver : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » À deux pas de là, il oubliait cette vieillesse que les dieux de la Grèce ne connaissaient pas, ou il ne s’en souvenait que pour s’écrier : « Rome ! te voilà donc encore ! est-ce ta dernière apparition ? Malheur à l’âge pour qui la nature a perdu ses félicités ! des pays enchantés où rien ne vous attend sont arides. Quelles aimables ombres verrais-je dans les temps à venir ? Fi des nuages qui volent sur une tête blanchie ! » Ce saint qui ne retourne jamais la tête, qui la cache sous le froc et sous la cendre, qui s’abîme, qui s’humilie et s’accuse, mais à qui il n’échappe jamais une confidence ni un aveu, il le contemple, il l’admire par momens, il ne peut se décider à l’aimer : « Tel fut Rancé, dit-il en finissant ; cette vie ne satisfait pas, il y manque le printemps… » Et encore, parlant de la correspondance de Rancé et de ses lettres de piété, dont la monotonie est frappante, il a écrit ces pages qu’on nous pardonnera de tirer du milieu du livre, pour les offrir ici, à demi profanes, dans leur vérité durable et dans tout leur charme attristé. On n’ira pas bien avant sans avoir retrouvé la touche immortelle, incomparable.

« Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait qu’une seule idée a dominé sa vie ; mal-