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VIE DE RANCÉ.

mens de Dieu, et qu’elles l’aient suivi jusqu’à la mort, tenez, ma fille, pour certain que la constance a surnagé, ou plutôt qu’elle a fait le fond de cet état. »

Peu de temps après cette mort, le même Bossuet, qu’on ne se lasse pas de citer et dont on n’a cesse de se couvrir en telle matière, posait ainsi les règles à suivre et traçait sa marche à l’historien d’alors, tel qu’il le concevait[1] : « Je dirai mon sentiment sur la Trappe avec beaucoup de franchise, comme un homme qui n’ai d’autre vue que celle que Dieu soit glorifié dans la plus sainte maison qui soit dans l’Église, et dans la vie du plus parfait directeur des ames dans la vie monastique qu’on ait connu depuis saint Bernard. Si l’histoire du saint personnage n’est écrite de main habile et par une tête qui soit au-dessus de toutes vues humaines, autant que le ciel est au-dessus de la terre, tout ira mal. En des endroits, on voudra faire un peu de cour aux bénédictins, en d’autres aux jésuites, en d’autres aux religieux en général. Si celui qui entreprendra un si grand ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange une espèce de dégradation dans l’ouvrage… La simplicité en doit être le seul ornement. J’aimerois mieux un simple narré, tel que pouvoit faire Dom Le Nain[2], que l’éloquence affectée. » On avait proposé à Bossuet même de se charger de cette vie ; lui seul, aux conditions qu’il pose, était de force à l’exécuter, mais il ne le put à cause de sa plénitude d’occupations. Sa pensée principale était que chaque parti chercherait à tirer le saint abbé à soi, et qu’il fallait au contraire l’imiter, en se tenant, comme il avait fait, dans l’éloignement de tous les partis.

Aujourd’hui les temps sont changés ; les hautes indications de Bossuet subsistent sans doute, mais il y a autre chose encore. Le danger n’est guère aujourd’hui, malgré la renaissance religieuse si exacte dont nous sommes témoins, qu’on tire Rancé à soi du côté des bénédictins, du bord des jansénistes ou de celui des molinistes. Rendons aussi cette justice à notre âge : on est assez disposé à y accepter, tel qu’il s’offre, cet abbé sublime, ce moine digne de Syrie ou du premier Clairvaux, ardent, impétueux, impatient, d’action et de fait plus que de discussion et de doctrine, bien que de grand esprit à la fois, vrai moine de race comme dirait de Maistre, indompté de tout autre que de Dieu. On serait même trop disposé à le prendre peut-être en ce sens unique et

  1. Lettre à M. de Saint-André, curé de Vareddes, 28 janvier 1701.
  2. Cette histoire de l’abbé de Rancé par Dom Le Nain (le frère de M. de Tillemont) a paru, mais elle a été altérée.