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à une date antérieure. Ici les faits se trouvent rétablis d’après les papiers d’état les plus authentiques[1].

Maître d’un pareil écrit, Charles III le devenait dès-lors de toute la négociation. Il ne craignait plus rien, Ganganelli s’était fait son vassal. Jamais conduite ne fut plus maladroite. Il fallait ou ne point s’enchaîner par des termes aussi positifs, ou procéder sur-le-champ à la dissolution de l’ordre ; mais Clément XIV n’avait pas cette vigueur qui sauve les grandes mesures par une prompte décision. Il avait éloigné pour quelque temps le calice d’amertume ; cette trêve lui suffisait. Avant d’en venir à une guerre ouverte, il voulait, disait-il, s’accoutumer au bruit du canon. Aussi, pour donner un premier gage aux cours, il

  1. Voici le texte même du cardinal de Bernis, dans sa dépêche du 29 avril 1770 ; il est de la plus haute importance et ne peut être réfuté :

    « La question n’est pas de savoir si le pape ne désirerait pas d’éviter la suppression des jésuites, mais si, d’après les promesses formelles qu’il a faites par écrit au roi d’Espagne, sa sainteté peut se dispenser de les exécuter. Cette lettre que je lui ai fait écrire au roi catholique le lie d’une manière si forte, qu’à moins que la cour d’Espagne ne changeât de sentiment, le pape est forcé malgré lui d’achever l’ouvrage. Il n’y a que sur le temps qu’il puisse gagner quelque chose ; mais les retardemens sont eux-mêmes limités. Sa sainteté est trop éclairée pour ne pas sentir que, si le roi d’Espagne faisait imprimer la lettre qu’elle lui a écrite, elle serait déshonorée, si elle refusait de tenir sa parole et de supprimer une société de la destruction de laquelle elle a promis de communiquer le plan, et dont elle regarde les membres comme dangereux, inquiets et brouillons. »

    Certes, il ne peut y avoir rien de plus clair. Quand les jésuites affirment l’existence d’une lettre, ils n’ont pas tort, mais ils se trompent sur l’époque. — Le cardinal-ambassadeur est encore plus explicite, ou du moins plus fécond en démonstrations, dans une dépêche du 21 août de la même année. « On croit communément que le pape est très fin et très habile ; cette opinion ne me paraît nullement fondée. S’il avait été si fin et si habile, il ne se serait pas engagé par écrit à détruire les jésuites ; il aurait évité de peindre ces religieux, dans sa lettre au roi d’Espagne, comme ambitieux, brouillons et dangereux. D’après ce jugement, on peut lui démontrer qu’il est obligé en conscience de supprimer cet ordre. En prenant un engagement par écrit (si le pape avait été fin et habile), il l’aurait subordonné à la restitution de Bénévent et d’Avignon, et il n’aurait pas manqué de raisons plausibles pour établir cette condition. Quelle a donc été l’intention du pape en se liant par écrit ? Celle de calmer l’impatience des cours, de se procurer de la tranquillité, de gagner du temps par sa correspondance avec le confesseur de sa majesté catholique, et de supprimer enfin les jésuites, si les souverains de la maison de France persistaient à l’exiger. Cette suppression dépend donc essentiellement de la volonté des trois monarques, et le moment en sera accéléré ou retardé par la vivacité ou la longueur de leurs instances. Si le pape n’avait voulu qu’amuser nos cours, il n’aurait pas promis par écrit. » Ne semble-t-il pas que, par cette répétition du même argument, Bernis ait voulu détruire une objection sérieuse qu’il avait prévue ?