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surpassé ; et aujourd’hui, quand beaucoup sont las, quand les meilleurs se dissipent, se ralentissent ou se taisent, c’est encore lui qui vient apporter à la curiosité, à l’intérêt de tous, un volume impatiemment attendu, et qui n’a, si l’on peut dire, qu’à le vouloir pour être la fleur de mai, la primeur de la saison.

Il n’est pas jusqu’à cette vogue religieuse du moment qui ne semble jusqu’à un certain point devoir se rapporter à lui : sans doute, en ce qu’elle aurait de tout-à-fait sérieux et de profond, lui-même il n’en accepterait pas l’honneur, et il l’attribuerait à une cause plus haute ; sans doute, en ce qu’elle offre d’excessif et de blessant, il aurait le droit d’en décliner la responsabilité, lui qui a surtout présenté la religion par ses aspects poétiques et aimables ; mais enfin il est impossible de ne pas remarquer que la vogue religieuse, dont le Génie du Christianisme fut le signal, est encore, après toutes sortes de retours, la même qui va accueillir la Vie de Rancé.

M. de Châteaubriand ne paraît pas assez croire à cet à-propos, à cet intérêt actuel de ce qu’il écrit, à cette avide et affectueuse vénération de tous, et c’est le seul reproche que nous nous permettrons de lui adresser. Il dédie son livre à la mémoire de l’abbé Séguin, vieux prêtre, son directeur, mort l’année dernière à l’âge de 95 ans : « C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce travail, et j’y avais une répugnance naturelle. J’étudiai néanmoins ; je lus, et c’est le résultat de ces lectures qui compose aujourd’hui la vie de Rancé. » Cette humble origine de l’ouvrage sied à l’humilité du sujet ; cette docilité de l’illustre auteur est touchante ; mais le vieux confesseur avait raison ; avec le coup d’œil du simple, il lisait dans le cœur de René plus directement peut-être que René lui-même ; il avait touché les fibres secrètes par où René était fait pour vibrer à l’unisson de Rancé.

Et nous-même, bien qu’il ne se soit pas confessé à nous, il nous semble que nous saisissions le rapport, et qu’à travers tant de contrastes nous puissions aussi dénoncer les humaines ressemblances. Qu’était-ce que Rancé dans le monde ? Un esprit merveilleux, brillant, en train de toute science et de toute diversion, cherchant jusqu’au miel des poètes, une parole éloquente et suave, un cœur généreux et magnifique, une ame ardente, impatiente, immodérée, épuisant la fatigue sans jamais trouver le repos, que rien ne pouvait combler, ressaisie d’une mélancolie infinie au sein des succès et des plaisirs, que revenait obséder par accès l’idée de la mort, l’image de l’éternité, et qui, à un