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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

était toujours ardent, toujours impatient ; Louis XV, au contraire, semblait se refroidir. Ses velléités de dévotion, ses remords intermittens, lui inspiraient beaucoup d’indulgence pour le pape. Le duc de Choiseul à son tour, dégoûté d’une négociation longue et fastidieuse, sentait son zèle se ralentir : il ne se trompait pas, comme Bernis, sur les motifs de Clément XIV, il s’exagérait même des artifices qu’il attribuait à la perfidie ; mais, devenu très insouciant sur l’issue d’une affaire qu’il avait jadis provoquée, il semblait oublier la part qu’il y avait prise, et ne cachait plus dans ses dépêches sa lassitude ni son dédain. « Je finirai l’histoire des jésuites, écrivait-il à Bernis, en mettant sous vos yeux un tableau qui, je crois, vous frappera. Je ne sais s’il a été bien fait de renvoyer les jésuites de France et d’Espagne ; ils sont renvoyés de tous les états de la maison de Bourbon. Je crois qu’il a été encore plus mal fait, ces moines renvoyés, de faire à Rome une démarche d’éclat pour la suppression de l’ordre et d’avertir l’Europe de cette démarche. Elle est faite, et il se trouve que les rois de France, d’Espagne et de Naples sont en guerre ouverte contre les jésuites et leurs partisans. Seront-ils supprimés, ne le seront-ils pas ? Les rois l’emporteront-ils ? les jésuites auront-ils la victoire ? Voilà la question qui agite les cabinets et qui est la source des intrigues, des tracasseries, des embarras de toutes les cours catholiques. En vérité, l’on ne peut pas voir ce tableau de sang-froid, sans en sentir l’indécence, et si j’étais ambassadeur à Rome, je serais honteux de voir le père Ricci l’antagoniste de mon maître[1]. » C’est ainsi que, par une légèreté incroyable, Choiseul blâmait une démarche dont il était l’auteur ! Le pape, en demandant du temps, trouva donc quelque appui à la cour de Louis XV ; le roi de France se chargea de tempérer la fougue de son cousin d’Espagne, qui, par déférence pour le pacte de famille, permit à regret un ajournement.

Clément XIV respira ; il s’applaudit au fond du cœur de son adroite politique et espéra bien y trouver de nouvelles ressources pour des délais indéfinis. Cette trêve fut le plus heureux moment, le seul moment heureux de son pontificat. Il en jouit avec délices. La gaieté de son caractère reparut sans contrainte, et ceux qui l’approchèrent alors ne virent en lui ni un moine morose, ni un parvenu ébloui de sa puissance, mais un bon prêtre, de mœurs irréprochables et d’un commerce rempli d’agrément. Le rang suprême n’avait rien changé à ses manières. Il mesurait avec le calme d’un témoin désintéressé l’espace

  1. Lettre du duc de Choiseul au cardinal de Bernis ; Compiègne, 20 août 1769.