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qui convenait si bien au faste de ses manières. Bernis se rendit auprès du pape futur ; il espéra lui donner le change en se vantant d’avoir disposé tous les suffrages en sa faveur. Ganganelli se prêta volontiers à cette fiction et s’épuisa en protestations de reconnaissance pour la France et pour son ministre. On peut croire que cet excès de dissimulation lui causa un peu d’embarras ; il éprouva sans doute quelque peine à exprimer sa prétendue gratitude, car il eut recours à des paroles bizarres et d’un goût équivoque : « Je porte, dit-il, Louis XV dans mon cœur et le cardinal de Bernis dans ma main droite. » Il accompagna cette déclaration d’un retour étudié sur son indignité, et balbutia même une espèce de refus. Bernis ne prit pas la peine de répondre à ces protestations d’humilité, et, avec le ton d’un homme qui va décider du destin de l’église, il demanda nettement au cardinal ses intentions à l’égard des jésuites et de l’infant de Parme. Sur ce dernier point, Ganganelli répondit de la manière la plus satisfaisante ; il promit non-seulement de se réconcilier avec l’infant, mais de bénir lui-même son prochain mariage dans la basilique de Saint-Pierre. Quant aux jésuites, instruit sans doute des secrètes pensées de son interlocuteur, il reconnut l’abolition utile, mais il insista sur la nécessité d’y procéder avec prudence et réserve ; puis, pressé par Bernis, qui se croyait obligé de demander la destruction immédiate de la société par un coup d’état, il le pria de garder son ame en repos et de bien croire qu’une fois intronisé, le pape futur ne s’en tiendrait pas aux paroles. Enfin, Ganganelli promit à Bernis tout ce qu’il voulut ; il lui laissa même entrevoir la possibilité du retour d’Avignon à la France, et il s’engagea à nommer aux premières places de l’état ecclésiastique les sujets qu’indiquait la cour de Versailles.

Bernis, se croyant sûr d’avoir tout obtenu, courut à l’instant chez le cardinal Pozzo-Bonelli, chargé du secret de l’Autriche. Cette puissance avait témoigné une indifférence affectée pour le résultat d’une si longue lutte. Son représentant adhéra sur-le-champ au nouveau choix. Albani et Rezzonico, chefs du parti des jésuites, Orsini, cardinal napolitain, s’étaient également rendus chez Pozzo-Bonelli, et à peine Bernis eut-il parlé, que les cardinaux réunis en collége allèrent baiser la main du pape désigné. Ganganelli accepta leurs hommages, et, après un scrutin de pure formalité, Clément XIV fut proclamé souverain pontife[1]. Ainsi se dénoua un conclave mémorable, qui, faute de documens officiels, n’a cessé d’être présenté sous un faux jour.

  1. Par suite du culte superstitieux que Ganganelli portait à la mémoire de Sixte-