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rapport de 1388 affirmant que plus de cent personnes alors vivantes l’avaient connu, tout cela est contesté.

Il y a plus : on possède, sur la fin du XIIIe et le commencement du XIVe siècles, des chroniques contemporaines et détaillées, deux surtout : l’une d’Albert de Strassbourg, ville alors en relation de commerce, d’amitié, de politique et de guerre, avec plusieurs communes suisses ; l’autre de Jean de Winterthour, petite cité qui n’est guère qu’à une vingtaine de lieues des Waldstetten. Jean était écolier dans sa ville natale à l’époque de la bataille de Morgarten. Son père avait suivi le duc, car Winterthour appartenait alors à l’Autriche. Jean, comme il nous le raconte lui-même, accourut à la porte de la ville pour voir revenir son père et le duc ; c’est lui qui nous a si vivement retracé l’air sombre et découragé du prince. Il fait une description pittoresque et sentie, sinon bien rigoureusement exacte, du sauvage combat. Comme Albert de Strassbourg, il juge assez sévèrement la conduite de l’Autriche ; mais ni l’un ni l’autre ne prononce le nom de Guillaume Tell. La même observation s’applique à Conrad Justinger, qui, déjà secrétaire d’état de Berne en 1384, était par conséquent presque contemporain de Tell ; or sa chronique, commencée en 1420, n’en fait nulle mention, quoiqu’il y parle aussi de la révolution des montagnards confédérés des Bernois.

Un tel silence était un beau thème à développer. Il faut entendre M. Hæusser, M. Aschbach, et jusqu’à M. Hisely, qui expose toutes ces difficultés avec une loyauté si complète et si large, qu’il paraît ensuite moins fort quand il les lève, tant l’impression produite par ces premiers obstacles reste vive et profonde. Quoi ! s’écrient-ils, voilà un chroniqueur, Jean de Winterthour, qui ne flatte point l’Autriche, qui lui attribue l’origine de la guerre, qui ne fait point une histoire particulière, l’histoire d’un canton, et ce chroniqueur, ajoute-t-on, passe absolument sous silence un personnage aussi remarquable que doit l’avoir été Guillaume Tell ! C’est ainsi qu’on triomphe. Sur ce point, cependant, la victoire est-elle aussi réelle et facile qu’il le semble ? Voici nos raisons pour en douter.

D’abord, une observation toute simple, une observation de fait, à laquelle nous nous étonnons que personne n’ait pensé. Jean de Winterthour parle souvent des Waldstetten dans le cours de ses récits : or jamais il ne mentionne, il ne nomme même aucun personnage, aucun individu en particulier, parmi ces héroïques montagnards. Ce sont toujours purement, simplement et en masse les Suisses, les paysans, les habitans des vallées, les montagnards de l’intérieur (Swicenses, rusticani, vallenses, intramontani), c’est toujours le peuple, jamais les chefs : faut-il conclure qu’absolument ces chefs n’aient point existé. Mais voici qui est plus remarquable encore. Le chroniqueur raconte au long une autre lutte célèbre des bourgeois, des paysans, contre les chevaliers, la bataille de Laupen, qui fut le Morgarten de Berne, et l’une des grandes tombes de la féodalité au XIVe siècle ; cette bataille dont le roi Jean de Bohême rappelait le sinistre souvenir à Crécy, en se précipitant tout aveugle au milieu de la mêlée. Ici encore, même procédé, mais d’autant plus frap-