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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

dans les villages, au lieu d’être entassés dans de grandes villes en populations étouffées et fiévreuses. D’ordinaire même, le métier n’occupe pas tous les membres de la famille ou ne leur prend qu’une partie de la journée ; le reste appartient aux travaux de la montagne ou des champs. Ainsi, l’industrie suisse n’est pas à elle-même sa seule base : elle s’appuie sur le sol en même temps qu’elle contribue à l’enrichir. Voilà sans nul doute, pour le dire en passant, une des grandes causes de sa solidité, qui, jointe à la persévérance, à l’audace et à la sagacité dont elle fait preuve, lui a permis de traverser héroïquement tant de crises et de tirer parti d’une situation si difficile et si compliquée. De là encore, même dans les parties industrielles de la Suisse, des mœurs et des habitudes moins effacées qu’ailleurs, quelque chose de plus national, de plus à soi, qui fait contraste surtout avec l’Allemagne, où la vie de famille seule, et non la vie publique, est caractérisée.

Vis-à-vis des Allemands, les Suisses se sentent aussi d’autant mieux un peuple, d’autant mieux les maîtres du sol, qu’ils sont tous directement chargés de le défendre. Puis, les pères ont tant de fois battu les Autrichiens et les Souabes dans les guerres d’indépendance, tant de fois primé les landsknechts dans les guerres étrangères, qu’il en est resté aux fils quelque vague souvenir de gloire et d’inimitié, même dans une époque aussi paisible que la nôtre. Ils voient bien que l’Allemagne a de grandes armées, d’excellens officiers, en un mot d’immenses ressources militaires, avec lesquelles celles de la Suisse ne peuvent nullement entrer en comparaison ; néanmoins un Suisse n’hésite pas à se croire naturellement meilleur soldat qu’un Allemand exercé aux plus savantes manœuvres.

La vie politique et les mœurs républicaines achèvent de creuser entre l’Allemagne et la Suisse, même la Suisse allemande, une profonde ligne de démarcation. Il s’agit moins ici des idées générales et des formes de liberté, souvent, avons-nous dit, peu comprises en Allemagne, que d’un certain sens politique et pratique acquis depuis long-temps par les Suisses, et qui manque beaucoup encore aux Allemands. Ceux-ci sont également étrangers à certaines mœurs publiques et privées, distinctes de celles de la race, et qui, en Suisse, sont venues s’y ajouter. La vie sociale, à cet égard, se ressemble beaucoup dans les deux Helvéties : elle y repose sur un fonds commun, sur des données pareilles ; quelque jugement qu’on en porte, il est sûr qu’elle a son caractère propre, et qu’elle diffère de celle des pays environnans. Il est difficile de la faire comprendre à qui ne l’a pas vue ; il n’est pas aisé de la décrire, même quand on y a été long-temps mêlé. C’est une vie de politique et de famille, où tout le monde se connaît, se suit, se salue, et ne s’observe que mieux, une vie de petites villes et de petits endroits, mais où se décident les intérêts du pays, où se traitent souvent les questions les plus importantes qui puissent se poser dans la destinée d’un état. C’est, en outre, une vie très rangée et très close, régulière et patiente, ennuyeuse souvent (mais il y a tant d’espèces d’ennuis), très laborieuse d’ailleurs, et maintenue par la nécessité