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germanique n’est pas moins allemande de mœurs, d’esprit et de caractère, qu’à cet égard la Suisse de race gauloise et latine n’est française.

D’où viennent ces dissemblances entre deux peuples si voisins, que ne sépare point une profonde différence originelle, et dont l’un, beaucoup plus considérable que l’autre, n’a pu retenir celui qu’il eût semblé devoir absorber ? La langue elle-même n’est peut-être pas ici sans quelque influence. Le dialecte suisse est bien plus une langue originale que les patois romans, moitié provençaux, moitié italiens, de l’Helvétie française. Sous une certaine forme un peu conventionnelle, qui n’est pas la forme absolument populaire, mais qui n’est pas non plus celle de l’allemand moderne, il a même été langue écrite dans les chroniques, dans les ouvrages exclusivement nationaux et dans les actes des gouvernemens. Ce dialecte a ainsi bien plus d’élémens de vie que ceux auxquels nous venons de le comparer. Aussi, tandis que ces derniers disparaissent rapidement, à tel point que, dans les campagnes, surtout dans la partie protestante, la génération actuelle sait à peine le roman et ne le parle presque plus, le dialecte suisse se maintient beaucoup mieux. Il est parlé jusque dans les villes ; sous l’empire de la nécessité, de l’habitude ou du sentiment national, il s’y conserve avec plus ou moins d’originalité ou d’engouement. Il est encore la langue politique dans tous les grands-conseils. Dans les campagnes, parfois même aux abords d’une route sillonnée chaque année par des milliers d’étrangers, il n’est pas rare qu’un Allemand, s’adressant à un homme du peuple, reçoive cette bizarre réponse à la question la plus simple faite dans le pur idiome d’outre-Rhin : « Monsieur, je ne comprends pas le français. »

Toutefois il est évident que, même dans les campagnes, le dialecte, loin de gagner du terrain, ne peut qu’en perdre et se retirer, avec plus ou moins de lenteur, devant l’allemand moderne. Celui-ci est déjà devenu la langue littéraire. Des différences physiques de langue, de pays et de races ne peuvent donc point expliquer à elles seules, ni même essentiellement, la cause de cette opposition, de cette antipathie qui existe incontestablement entre les Suisses d’origine germanique et leurs voisins de l’autre rive du Rhin. La nationalité helvétique repose sur une base moins matérielle, sur une base morale : elle est ainsi plus délicate, plus composée, par conséquent moins facile à saisir, mais aussi plus vivace. Il faut la voir, avant tout, dans les traditions, les souvenirs, les dissentimens populaires, dans les coutumes, les institutions et les mœurs, dans la longue manifestation d’une volonté propre, dans l’histoire en un mot, et non pas seulement dans la nécessité des données primitives ou de la nature. Ce qui fait la nationalité, c’est le caractère. Un peuple qui n’aurait pour se distinguer des autres qu’un jargon particulier serait-il donc une nation ?

Les Suisses sont, avant tout, un peuple rustique, militaire et républicain. Leur industrie même est intimement liée à la vie agricole ; les tisserands de Zurich, les horlogers de Neuchâtel, sont dispersés dans les campagnes et