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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

montrer sur les Niebelungen à plus d’un philologue de Berlin, comme, au reste, un paysan de la Suisse française expliquerait aisément aux éditeurs parisiens de nos épopées romanes plus d’un mot où ils se sont étrangement fourvoyés. Pour citer un exemple plus sérieux, tout le monde a pu remarquer combien Niebuhr, en reconstruisant l’histoire romaine, avait présentes à la pensée les anciennes institutions de la Suisse, et même les comparaisons héroïques que Muller aime à faire de celle-ci avec les républiques de l’antiquité. C’est ainsi que, pour expliquer la composition singulière et le développement des plébéiens de Rome, dans la caste desquels fut incorporée la noblesse des peuplades latines vaincues, Niebuhr compare cette situation à celle de l’ancienne féodalité bourguignonne du pays de Vaud : cette dernière, en effet, tout en conservant sa noblesse de race et sa fortune, certains droits même, certains priviléges féodaux, n’en était pas moins vassale et sujette du patriciat bernois, aussi bien que le dernier des bourgeois et des paysans. Quant aux questions capitales de l’histoire de la Suisse, comme ses relations avec l’empire et ses origines, elles ont été directement abordées par un grand nombre d’historiens et de publicistes allemands.

Disons-le toutefois : excepté chez quelques savans, on se fait en Allemagne, comme chez tous les voisins de la Suisse, les plus étranges, les plus fausses idées de ce pays. L’opinion vulgaire se le représente souvent comme une contrée sauvage et perdue ; on ne comprend rien à sa situation politique et à ses institutions. En France, on connaît mal ces dernières ; on les juge trop d’après ce qu’on a sous les yeux ; mais du moins on apprécie l’esprit démocratique des cantons, on l’admet, tout en ne voyant pas ce qui en fait la force et la base, c’est-à-dire une tendance bien contraire à l’unité et à la centralisation françaises. Cet esprit même et le plus simple jeu des institutions populaires, l’Allemagne ne le comprend ni ne l’admet guère, et l’on y rencontre à chaque instant des hommes graves, instruits, qui se font sur ce point des idées véritablement absurdes.

En voulant s’occuper de la Suisse, s’intéresser à son mouvement intellectuel, l’Allemagne a pourtant mieux encore qu’un but scientifique : elle fait plus qu’étudier l’histoire de ce pays, elle la revendique comme sienne ; elle nie à la Suisse sa propre nationalité, et lui montre le corps germanique, unité toujours avortée, comme le sein maternel où il faut revenir. Le Zollverein a dernièrement fait éclore toute sorte de dissertations et de charitables conseils en ce sens. De tout temps aussi, des publicistes allemands ont innocemment prétendu que le traité de Westphalie, qui reconnut l’indépendance de la Suisse, n’avait voulu par là consacrer que sa liberté de fait, mais non sa séparation de l’empire. Tout cela sans doute vient se briser contre la réalité profonde d’une antipathie non moins opiniâtre que celle des races, l’antipathie des caractères. On peut hardiment le soutenir : la Suisse aurait plus de peine à devenir une province allemande que l’Alsace n’en a eu à devenir une province française, et nous ne savons trop, en vérité, si la Suisse de race